Etre insulaire, est un état d'âme caractérisé par l'envie de connaître l'ailleurs, de découvrir l'autre, de lancer un défi à l'horizon qui s'étire constamment et s"esquive, d'entreprendre un périple à travers le monde et de revenir à son point de départ, riche d'expériences, avec ce goût doux amer dans la bouche que laissent les aventures ardemment souhaitées.
Quand, devant la proue du navire, se dessine, peu à peu, la silhouette fière et sauvage de l'île couverte de figuiers, d'amandiers, de vignes, que la lumière oblique découpe le cône tourmenté de la montagne, et que scintille, tout autour, la mer bleu indigo..., alors, à cet instant, le coeur bat plus fort, plus vite !
Il nous embrassa, puis il mit dans nos mains à petit frère et à moi, un morceau de pierre ponce :
"Tenez, voilà ce qu'il y a de plus abondant dans notre île. Certains se moquent de nous, disant que nos cervelles ne pèsent pas plus lourd que ces pierres, mais moi je dis qu'elles représentent plutôt nos coeurs. Ils sont aussi légers et c'est tant mieux. Gardez-les, ainsi vous penserez à notre île, à nous !"
Moi, je restai à écouter la conversation de ces hommes aux visages hâlés, à la barbe drue, aux gestes amples et précis. Leur verbe était vif, imagé, entrecoupé de rires bruyants et francs semblables à ceux des Olympiens, l'éternité du moment leur étant promise, et obtenue. J'étais fasciné par leurs paroles, je savourais ce patois, des mots souples, fluides, d'une musicalité ponctuée par les accents, les tons, les demi-tons, les déclinaisons, les conjugaisons, les termes homériques qui renaissaient dans ces bouches sentant l'ouzo, le poulpe, l'oignon.
Puis grand-père se retourna, leva une fois encore la main comme pour nous bénir, et s'éloigna à pas lents.
Ce fut une image douloureuse et grandiose. Tout à coup ce dos me parut vieilli, solitaire, secret. Quelque chose se rompit en moi, j'eus la gorge serrée, mes yeux voyaient trouble. L'île, mon île de pierre ponce, s'en allait bel et bien, à l'image de grand-père, le dos voûté, résigné, murmurant peut-être : "Dieu pourvoira."
Et en même temps, mon enfance me tournait aussi le dos.
Chaque matin, Cyprien commençait sa journée par le salon de coiffure où il se faisait raser :
" Un pauvre n'a qu'un seul choix, celui de vivre en seigneur !" disait-il.