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Citation de mh17


mh17
24 novembre 2021
Suite de la lettre du 18 juillet 1935 à Guéhenno :

J'ai autre chose à vous écrire aussi et qui, cette fois-ci, nous concerne tous les deux. Vous m'avez proposé une collaboration à "Europe", et je connais trop la lucidité et l'indépendance de votre jugement à propos de ceux-là mêmes que vous aimez le plus pour que je puisse, en acceptant cette offre, me sentir gêné d'avoir été autrefois votre élève. Mais il y a autre chose, plus grave; je vous prie de croire que ces scrupules me paraissent de très réels obstacles.

Voici. L'on ne perd jamais une foi sans perdre en même temps beaucoup de convictions. Je me rends compte maintenant assez bien que je suis un peu étranger à l'esprit et aux tendances d'Europe:

1) Je ne sais pas me poser, comme vous le faites, la question de la culture et du peuple et encore moins évidemment, depuis mon retour de Russie, celle de la culture et de la Révolution. J'ai toutes les raisons du monde de souhaiter qu'un ouvrier, son travail fini, qu'un fils de paysan, pendant les "pauses", ouvre un Montaigne graisseux et boueux et que le texte entre en eux comme du soleil dans la première semaine d'avril. Mais ce sont là des exceptions si infimes en nombre que l'on peut à peu près les négliger et vraiment je ne puis pas bâtir ma vie intérieure autour d'une histoire exceptionnelle qui fut pourtant la mienne. Il me semble aussi de plus en plus (cette phrase m'est très pénible à écrire, mais devant vous il ne faut pas que je sois lâche, que je craigne ma propre pensée) que le peuple en gros mérite son destin et que s'il n'accède pas à la culture, c'est qu'il n'en est pas digne, c'est qu'il préfère la danse, ou le vin.

2) Depuis que j'ai perdu foi en la Russie, je ne sais plus croire à la valeur sociale (et encore moins politique) des idées; aucun concept politique ne m'émeut plus; toute cette politique dont j'ai pu me remplir tout l'esprit et toute l'âme est morte en moi: ces idées autrefois vivantes en moi et autour de moi, triomphantes, vaincues, joyeuses, tristes, dansantes, chantantes, les voici sous mes yeux un peu comme les notes sur le papier à musique lorsque le piano est refermé. Désormais je ne puis considérer que comme une immense vanité tout souci du social. Peut-être un jour les événements nous permettront-ils d'introduire dans le monde social un peu de nos volontés: jusque-là que le Ministre de l'Intérieur s'en charge! (Cher Guéhenno, ces paroles vous font et me font du mal mais je voudrais ne pas mentir!).

Je ne crois plus qu'à l'art (le Beau, pas le Vrai, hélas!) d'une part et qu'à des faits précis d'autre part.

Je ne puis pas dire: les idées triomphent malgré les frontières, les polices etc... Je me dis: "Quel nombre exact d'idées et de sentiments précieux un gendarme ou un agent du Guépéou suffisent-ils à mettre en déroute?" Et je trouve qu'ils réussissent dans leur but mieux que nous dans le nôtre.

Je vous écris tout ceci, non pas pour vous parler de moi (j'importe peu même pour moi, puisque je suis capable de vouloir me tromper), mais pour vous mettre en garde contre moi: j'ai le sentiment que je ne dois pas écrire dans votre revue, que je n'en ai pas le droit et, si vous me le permettez, nous ne donnerons pas suite aux propositions que vous m'avez faites; j'ai le sentiment aussi que je ne suis pas des vôtres: je ne crois à rien de ce à quoi vous croyez tous, de ce à quoi je juge qu'il est essentiel de croire.

Cher Guéhenno, non, il serait mal de ma part de collaborer à votre revue.

Je serais désolé que vous me fassiez un mérite de renoncer ainsi aux avantages que vous m'offrez: il n'y a aucun mérite à n'être pas arriviste. Je vous demande aussi de ne parler de tout ceci à rigoureusement personne; quant à mes sentiments sur la Russie, je voudrais aussi que vous les gardiez pour vous: j'ai assez souffert de cette désillusion pour avoir le droit désormais de la considérer comme un événement purement intime.

Je vous adresse un poème de joie, d'espoir. De celui-ci je suis cette fois assez content.
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