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Citation de Charybde2


M’attendais-je à une telle bronca ? Non, même en découvrant la salle, je ne me suis douté de rien. J’ai noté que sans être pleine cela faisait beaucoup de monde tout de même, peut-être pas loin de mille personnes. Peut-être ai-je même félicité la mairie, intérieurement, d’avoir si bien fait le job… Trop souvent, il n’y a que trois pelés dans ces présentations publiques… Sans doute me suis-je dit, aussi, que c’était un signe positif, cette curiosité des habitants pour les annonces que nous allions faire ; un signe de civisme, de qualité du vivre-ensemble. Et je me souviens maintenant avoir noté qu’il me faudrait demander quelques photos de la salle au service com’ de la mairie, pour la plaquette de l’agence. Mais je ne me suis douté de rien, non. À moins que le fait de penser à quatre choses en même temps soit un signe de fébrilité, de ma part, trahissant une inquiétude animale, auquel cas j’étais la bête traquée, et la grande salle du Liberté la meute de chiens lancée à ma poursuite.
Quand un technicien a fait signe au maire de s’avancer, il a quitté la coulisse pour le centre de la scène, où une grande table avait été dressée – micros et bouteilles d’eau minérale -, et j’ai emboîté le pas de ses adjoints. Je venais de passer deux minutes à fixer les visages de chacun, sans y chercher quoi que ce soit, et n’y trouvant pas la moindre trace d’inquiétude je me suis avancé à mon tour sans deviner qu’une tension parcourait les gradins. Je n’ai pas senti qu’il y avait de l’électricité dans l’air, je n’ai pas entendu que les gens se parlaient, échangeant sur telle ou telle rumeur. Qu’ils étaient venus armés jusqu’aux dents en quelque sorte. Qu’ils allaient trépigner en attendant que soit abordé LE point pour lequel ils se sentaient des âmes de rempart ultime, des âmes de ligne Maginot.
Le maire de Rennes a pris la parole en premier, naturellement. La salle murmurait, un peu, mais c’était inaudible depuis la scène. Il a fait l’historique du Blosne, racontant brièvement qu’il avait été nécessaire, au tournant des années 1960, de commencer à réfléchir à la construction d’un grand ensemble qui accueillerait aussi bien l’immigration intérieure (la Bretagne des campagnes) que les rapatriés d’Algérie. Beaucoup d’immeubles du centre-ville étaient devenus des taudis que l’on s’arrachait tout de même, du fait du manque de logements. Pour les habitants des campagnes, pour les mal-logés du centre-ville, les premiers immeubles de l’ex-ZUP Sud furent accueillis comme des miracles de confort et de modernité, à la fin des années 1960. Le maire rappelle cela, les normes définies à l’époque dans le plan d’occupation des sols, la distance incompressible entre les constructions et la verdure (les arbres) participait d’un hygiénisme devenu la marque de la modernité. Si vous quittiez le village et les sols en terre battue ce n’était pas pour habiter à nouveau les uns sur les autres, mais ailleurs.
Ici il y a eu une salve d’applaudissements qui, parce qu’ils étaient trop appuyés et tellement soudains, nous ont tous fait relever la tête, et sourire, en direction du public, quelque chose était étrange mais on ne pouvait sans doute ni comprendre ni deviner la colère qui devait plus tard dégringoler des mêmes gradins vers nous, grande vague s’effondrant et nous roulant, incapables de nous débattre. Alors nous avons souri comme des idiots, je crois.
Le maire s’est alors interrompu et a demandé à l’une de ses adjointes de raconter la suite de l’histoire qu’il venait de commencer : comment la qualité du bâti avait permis à chacun de s’endormir sur ses lauriers ; comment rien ne fut fait, par conséquent, dans les années 1970, 1980 et 1990, pour entretenir les bâtiments de l’ex-ZUP Sud, qui allait vite compter près de vingt mille habitants de toutes les nationalités – ce n’est pas faute, pour Rennes, d’avoir eu quelques grands maires dans ces années-là ; comment nous nous trouvions désormais devant la nécessité d’agir si nous ne voulions pas aller au-devant d’un problème social colossal, et de problèmes d’hygiène et de salubrité qui allaient devenir impossibles à résoudre. Il en allait du confort des habitants, de leur sécurité. C’était aussi une question de patrimoine, les copropriétaires ne pouvant laisser les biens perdre de leur valeur sans lever le petit doigt.
N’ayant pas encore la parole, j’étais inactif et, de ce fait, pieds et poings liés à cette tension qui montait. Les minutes s’étiraient, la rumeur enflait. Les gens se faisaient moins discrets. L’oratrice se cherchait une contenance, elle a pris la feuille A4 sur laquelle se trouvaient résumées les grandes lignes de notre étude, elle l’a brandie entre l’auditoire et elle, mais parce qu’elle tremblait un peu ou parce que les spots étaient bien trop puissants, la feuille semblait être rongée par ce surcroît de lumière blanche, les bruissements, les messes basses, la toux des uns et des autres, tout cela rongeait la feuille, oui, comme autant de chenilles la dévorant, et les ressorts des sièges qui disent, à la place de l’occupant lui-même, qu’il y a malaise, une mauvaise position, un inconfort, les mandibules des chenilles, les premiers « Pfffffff » plus sonores que les autres, un agacement qui me préparait à concéder que cette étude était amendable, discutable ?
Et quand j’ai enfin pris conscience de la tension, il était trop tard, elle allait exploser. Bien évidemment je n’aurais pas pu empêcher qu’elle explose car elle puisait son énergie à une source très profonde, qui avait à voir avec la nature même de cette étude, mais j’aurais pu, à tout le moins, me composer un visage, anticiper. Les parents qui savent leur enfant mal formé sont préparés, ceux qui découvrent leur enfant mal formé au jour de sa naissance dégringolent d’un sommet d’émotions qui compte parmi les plus élevés du monde. Inévitablement, à la façon que j’ai eue de me crisper j’ai compris que je prenais les sifflets pour une agression raciste. Ils sifflaient l’Arabe de service, voire peut-être l’Arabe qui a réussi, c’est-à-dire le traître. C’est mon corps, et la mémoire du corps, des peurs enregistrées. Instantanément, les anticorps se sont répandus, ce n’était pas des sifflets racistes, je me suis dit, ils auraient sifflé un urbaniste blanc, chrétien, n’importe qui, si celui-ci avait signé – pour son agence – le même audit du Blosne.
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