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Citation de JOE5


Asli Erdogan
suite - interview Asli Erdogan - le soir + 7.01.2017 Par Anne andlauer

Où voyez-vous la place de la Turquie aujourd’hui ?

Je suis de ceux qui pensent que la Turquie est entraînée très rapidement vers le Moyen-Orient. La Turquie est devenue ou devient un pays du Moyen-Orient. Je ne dis pas que la Turquie est semblable à l’Irak ou la Syrie, des États qui se désagrègent sous l’effet des guerres. Mais force est de constater que nous sommes loin de nos rêves de devenir un pays européen, de bâtir une démocratie européenne. Ce mythe n’existe plus sur ces terres. Pourtant j’ai cru en ce rêve. Pas dans le sens où j’assimilerais sans réserve l’Union européenne à la démocratie, mais dans le sens où j’aime l’idée européenne. L’idée de créer une identité supranationale, d’abolir les frontières, les États-nations… J’aurais voulu que la Turquie en fasse partie, y compris pour des raisons purement pragmatiques. Je pense que si la Turquie avait intégré l’UE dans les années 2000, nous n’en serions pas là. Peut-être même que le Moyen-Orient, et l’UE elle-même, seraient dans une bien meilleure position. La Turquie aurait pu être un facteur de stabilité. Mais ce train est passé, ne nous mentons pas.

L’UE peut-elle encore jouer un rôle positif en Turquie ? Ne s’est-elle pas mise hors jeu en n’encourageant pas sérieusement l’adhésion du pays et, plus récemment, dans la crise des réfugiés ?

Certains faits sont incontestables. Certes, la Turquie peut agiter la menace migratoire. Mais d’un point de vue commercial, l’UE est essentielle pour la Turquie, avec qui elle réalise plus de 60 % de ses échanges. L’UE est donc en position de force, au point de pouvoir faire vaciller la Turquie, qui en est tout à fait consciente. En tant que citoyenne de ce pays, est-ce ce que je désire ? Non. Je défends le dialogue. Mais j’attends de l’Europe qu’elle s’engage davantage politiquement. Qu’elle ne se contente pas de formules creuses du genre « Nous condamnons ceci… Nous nous inquiétons de cela… » Par exemple, je voudrais qu’elle rappelle à la Turquie les engagements qu’elle a signés, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. Et qu’elle envisage des mesures concrètes, telles qu’un embargo sur les armes. Qui devrait d’ailleurs – si vous voulez mon sentiment d’antimilitariste – s’appliquer au monde entier.

Êtes-vous inquiète de la montée des populismes en Occident, des États-Unis à l’Europe ? Lequel populisme s’accompagne souvent d’un discours de plus en plus décomplexé sur l’islam, assimilé au terrorisme, à l’heure où des groupes prétendant agir au nom de l’islam frappent de plus en plus…

Bien sûr. Le populisme est un mal généralisé, et ce cercle vicieux que vous décrivez est aussi un mal généralisé. Il s’applique également en Turquie. Chaque attaque terroriste du PKK amplifie la haine des Kurdes, le nationalisme, la rancune. Chaque bombe qui explose nous enfonce un peu plus dans l’État policier. C’est la même chose en Europe avec les attentats terroristes, qui renforcent le discours anti-islam et anti-migrants. Le terrorisme détruit tout sur son passage. En tant que défenseur des droits de l’homme, vous avancez millimètre par millimètre, et une seule bombe suffit à détruire vos efforts.

La Turquie des années 2000 était présentée comme un modèle de société majoritairement musulmane imprégnée de démocratie. Ce modèle existe-t-il encore ?

Je n’y ai jamais cru. Pour moi, c’était une vision orientaliste, occidentalo-centrée. C’était un modèle qui arrangeait bien l’Occident mais qui, à l’évidence, a vécu.
«Mon succès n’est pas une consolation»

Comment passe-t-on d’une carrière de physicienne spécialisée dans le boson de Higgs à la littérature et la défense des droits de l’homme ?

J’étais une enfant très solitaire. J’ai appris à lire et à écrire seule à l’âge de quatre ans, tout en grandissant dans un environnement violent. Je lisais énormément, c’était mon échappatoire, mais je n’avais jamais songé à devenir écrivain. C’est quand je travaillais au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire, à Genève, NDLR) que j’ai commencé à écrire. Je me suis aperçue que j’avais besoin de l’écriture pour survivre. Je ne dis pas ça pour me forger une légende. C’est la vérité : après 14 heures en laboratoire, je passais la nuit entière à écrire. C’était un besoin. Je faisais ça pour moi, dans mon coin. J’ai commencé par une chronique dans le quotidien Radikal. Tout s’est fait de fil en aiguille : un texte sur les filles kurdes victimes de viol, un sur les enfants torturés… Toujours sur des victimes. C’est comme ça que je me suis engagée dans la défense des droits de l’homme. Mais dans ce pays, cela a un prix.

Un recueil de vos textes vient de paraître en français (« Le silence même n’est plus à toi », chez Actes Sud). Ironie du sort, vous avez sans doute plus de lecteurs que jamais auparavant…

Comme tout auteur, je devrais me réjouir d’être lue davantage. En prison, les jours où je pensais ne pas en sortir vivante, je me disais qu’au moins, mes livres me survivraient. Un écrivain aime toujours ses livres plus que lui-même. Mais je me sens tellement morte à l’intérieur… J’ai le cœur en petits morceaux, comme de petits copeaux de bois. Le succès n’est pas une consolation, je n’arrive pas à en profiter. Peut-être que c’est ce qu’il me fallait apprendre… Que le succès n’a pas tellement d’importance, et à quel point la vie peut être cruelle et injuste.

« Le silence même n’est plus à toi. » Qu’avez-vous voulu dire ?

C’est une phrase tirée d’un texte qui parle de guerre et de défaite. Il y a tant de morts dans ce silence qu’on n’y retrouve même plus sa maison. C’est un poème, en fait.

Cela résume-t-il ce que vous ressentez aujourd’hui ?

Question douloureuse… (silence) Ce que j’ai voulu dire, je crois, c’est que quand les mots vous sont volés, à la fin, il reste le silence. Mais lui aussi vous sera volé. J’exprime une peur.

Ecrivez-vous en ce moment ?

Non. En détention, j’ai pris des notes, j’ai commencé un texte sur la prison. Mais j’ai peur de tomber dans le cliché, de céder à la facilité. Je ne veux pas gâcher cette matière que j’ai accumulée. C’était peut-être plus simple avant d’avoir connu la prison de l’intérieur… J’ai souvent fait des lectures en prison. Chaque fois que je lisais Le bâtiment de pierre (Actes Sud, 2013), qui raconte justement l’univers carcéral, les détenus me disaient : « Le livre est beau, mais on ne s’y retrouve pas. Il est clair que vous n’avez jamais fait de prison ! » Ils avaient raison. En détention, j’ai relu En attendant les barbares de J. M. Coetzee, un auteur que j’aime beaucoup. Dans un passage remarquable, il décrit une cellule. Eh bien je sais désormais que J. M. Coetzee n’a jamais été enfermé dans une cellule. J’aimerais écrire un livre sur ce que c’est d’être enfermée. Mais y arriverai-je ? En ai-je la force ?
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