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Citation de theaudu57


Nous aimions pour cela la façon dont il s’exprimait, sans respecter ni la grammaire ni la pénible majesté de la langue française — dans un pays où le souverain était le protecteur d’une institution chargée de légiférer sur la langue, la chose était particulièrement délicieuse. Ancien avocat, il avait gardé l’habitude de faire un usage presque exclusivement polémique de la langue française, qu’il utilisait, le doigt pointé sur son interlocuteur, presque comme une arme de guerre, une arme dont le violent recul se propageait à ses épaules, beaucoup trop mobiles.
Nous avions assisté à des dizaines de meetings juste pour cela, pour le frisson de la scène, pour leur énergie physique et leurs outrances verbales dignes des meilleurs concerts de hip-hop — et ceux que j’avais ratés, je les avais souvent rattrapés en vidéo. Nous avions religieusement suivi chacune de ses interventions télévisées dans un bureau de la rue d’Enghien, et j’y avais pris plus de plaisir qu’avec n’importe quel livre, n’importe quelle chanson, j’avais été sans cesse ébloui par le plaisir de la langue, par l’inventivité verbale hasardeuse et brutale du candidat déchaîné. La candidate socialiste s’était, elle aussi, aventurée sur le terrain de la langue. Elle était ainsi venue jusqu’à la Grande Muraille en tunique blanche pour vanter la bravitude du peuple chinois. On s’en était amusé. Mais cela n’avait pas la splendeur sombre des approximations du Prince, cela ne concernait que la surface de la langue, que son vocabulaire — la candidate avait péché par excès et non par défaut, et la polémique de pure forme qui avait suivi ses justifications — l’évocation ironique du décalage horaire et de la grandiose plasticité de la langue — avait surtout témoigné d’un goût français un peu pénible pour les perles du bac, pour les approximations syntaxiques de ses comiques préférés, pour les bons mots des jeunes enfants.
L’inventivité verbale du Prince était à l’opposé. Elle concernait la grammaire elle-même plutôt que le vocabulaire : la clé de voûte du vivre-ensemble, les profondeurs secrètes du pacte républicain, le lieu célinien du grand dérèglement, le chaos des heures sombres. Le Prince ne parlait pas un français de convention, ni un français de fantaisie, mais un français de combat. Il parlait aux instincts du peuple, mis en perpétuelle situation de juré populaire d’un procès d’assises devenu grand comme un pays entier. Il répétait à voix douce les noms de ses intervieweurs, il abusait des pronoms personnels qui le mettaient en scène, avec ambivalence, en tant que victime et en tant qu’accusateur. C’était la seule structure qu’il respectait au fond, l’essence judiciarisée de la langue. Tout le reste, fautes d’accords, conjugaisons hasardeuses, oublis du sujet ou du temps, était subordonné à cette fonction unique : mettre le monde en accusation, s’excuser de sa bonne volonté, feindre une naïveté la plus absolue — c’était un effondrement de la langue sur elle-même. L’intervieweur, confronté là à un défi insurmontable, renonçait à chaque fois, et le téléspectateur, comme hypnotisé, oubliait la question désobligeante :
« Parce que vous croyez que parce que — excusez-moi du peu madame Chazal, ou bien alors c’est pas qu’on s’est pas compris, c’est que j’ai dû me tromper alors — que parce qu’un journaliste, ou supposé tel, a raconté à untel ou untel une histoire proprement stupéfiante, et qui, soit dit au passage on sait plus trop si elle me concerne vraiment, ou bien ma cousine, son voisin de palier et quand on y est pourquoi pas vous madame Chazal, puisque apparemment il faudrait qu’on soit tous coupables de quelque chose dans ce pays, à commencer par réussir, et vous avez bien réussi madame Chazal, alors je me demande… Non bien sûr je plaisante, mais c’est quand même un monde, que dans ce pays, plus on essaie d’être irréprochable, plus on a de reproches, et c’est tous les jours, et c’est sans l’ombre d’un soupçon. Et vous pensez que cette fois je vais laisser passer ? Vous croyez vraiment que je peux me permettre de laisser dire ça ? Eh bien je vais peut-être vous surprendre mais oui, parce que moi, je peux pas à chaque fois saisir tous les tribunaux de France, qui sont bien occupés croyez-moi, un peu trop occupés à mon goût, même, quand ils libèrent des délinquants, pour que je porte plainte. De toute façon moi mon seul tribunal c’est l’action, c’est là où je serai demain, et je crois que ça vaut mieux, d’ailleurs, vous verrez demain ça sera oublié, les Français ils ne sont pas dupes, ils oublient pas ce qu’on me fait subir, des fois, je vous dis, c’est pas toujours drôle. Mais laissons ça là, si vous voulez bien. Parce qu’à force d’expliquer l’inexplicable, car au fond je ne sais même pas de quoi on parle et j’aimerais si ça vous ennuie pas qu’on soit sérieux cinq minutes, on va finir par ennuyer tout le monde avec nos petites histoires, et croyez-moi, les Français méritent mieux que cela. »
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