Comme le projet urbanistique dont il porte le nom,
le Grand Paris d'
Aurélien Bellanger est un projet ambitieux. Ici, le projet littéraire est probablement encore plus grand que le projet urbanistique, car le roman est tout à la fois une somme de considérations urbanistiques, politiques et métaphysiques. Ce sont même ces dernières considérations qui constituent probablement le coeur du récit, puisque
le Grand Paris serait, avant tout, une réflexion existentialiste sur la perte de sens dans nos sociétés contemporaines, perte de sens liée à la perte de Dieu, célébrée déjà par
Nietzsche à la fin du dix-neuvième siècle.
Le narrateur, Alexandre Belgrand, a pourtant tout du futur golden boy. Appartenant, par sa famille, aux entrepreneurs et aux bâtisseurs du pays (ses ancêtres ont bâti la tour Eiffel puis des villes nouvelles et, enfin, des parcs d'attraction), il suit le cursus normal de tout garçon de bonne famille des Hauts-de-Seine avant de croiser la course d'une comète politique. le Prince, sous les traits duquel on devine
Nicolas Sarkozy, président de la République entre 2007 et 2012, est un véritable animal politique qui fait ses armes au ministère de l'Intérieur avant de gagner l'Elysée. Autour de lui gravite une jeunesse dorée, décomplexée, assumant une droite plus libérale que conservatrice dont Belgrand n'est qu'un exemple. L'ascension du Prince représente un moment particulier dans l'histoire politique de la droite française. Exploitant les thèmes de l'insécurité civile et des carcans économiques qui pénaliseraient le pays, le Prince parvient à se faire élire en communiquant intelligemment, notamment après les émeutes qui ont embrasé les quartiers populaires de France en 2005. Quant à Belgrand, il n'est qu'un outil dans la prise de pouvoir du Prince. Recruté officieusement par Machelin, un ancien socialiste qui flirte sans complexe avec la droite libérale, Belgrand étudie d'abord Paris et ses frontières sociales, économiques et naturelles, avant de partir en Algérie étudier l'urbanisme dans la petite ville d'Adrar. Là, Belgrand fait ses première expériences du métier d'urbaniste : maniant un objet insaisissable et inconcevable, dans sa globalité, par l'homme, l'urbaniste, parce qu'il pense la ville comme un corps vivant dont les cellules (les hommes) et les structures (les rues, les bâtiments, les réseaux énergétiques ...) interagissent entre elles, parle directement à Dieu. A la fois artiste et ingénieur, il est le modèle humaniste le plus abouti.
Quand il se met au service du Prince, Alexandre Belgrand se fait le porteur d'un grand projet :
le Grand Paris. En d'autres termes, il s'agit de faire coïncider les limites administratives de la ville avec son réel bassin de vie, en favorisant, entre autres, le polycentrisme et les réseaux interurbains de transport.
le Grand Paris Express, dont la construction est actuellement en cours, doit relier entre elles les villes de la Petite Couronne et faire de Paris, véritablement, une ville-monde. Si la présidence du Prince se révèle finalement décevante, et cruelle pour Belgrand, il n'en reste pas moins que
le Grand Paris est l'empreinte véritable du Prince sur son temps. Réaliser
le Grand Paris, ce n'est pas seulement concurrencer enfin - et efficacement - le grand Londres ou le grand Berlin. Réaliser
le Grand Paris, c'est aussi intégrer à la ville historique ce qui fait aujourd'hui son dynamisme : dynamisme économique autour du quartier de la Défense ou du marché international de Rungis, dynamisme des mobilités avec les aéroports de Roissy et d'Orly, dynamisme populaire et humain dans un territoire devenu le tabou de la République : la Seine-Saint-Denis.
Initiateur et concepteur d'un projet pharaonique censé donner son identité au quinquennat du Prince, membre d'une équipe de jeunes premiers dont la vie a pour pôles les séances interminables de travail à l'Elysée et la consommation outrancière de vodka et de Red Bull, Alexandre Belgrand voit avec lucidité et fatalisme la déchéance arriver. Lenoir, qui devient le visage officiel du Grand Paris, est l'ange annonciateur du désaveu. Belgrand, viré, flirte encore quelques temps avec les pontes du Grand Paris, amis obscurs ou nouveaux ennemis du Prince, donnant des conférences en tant qu'initiateur du projet urbanistique le plus audacieux que la France ait connu depuis la période haussmannienne, s'imaginant briguer la présidence du Grand Paris à l'horizon des années 2020-2030. C'est principalement avec Pornier, seul maire de droite dans le très communiste 9-3, que Belgrand envisage de faire son retour en politique.
C'est dans ce territoire que le roman, ainsi que la destinée de Belgrand, prennent une tournure inattendue, quoique soupçonnée. La Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine aux deux chiffres distinctement prononcés comme un emblème, département-monde où sont parlées une centaine de langues, département emblématique de la Ceinture Rouge, département aussi symbole d'une religion synonyme, elle, de danger pour le pacte républicain depuis le 11 septembre 2001 : l'islam, devient le département refuge de Belgrand et le point de départ de nouvelles et possibles aventures politiques. Il y a, dans le dynamisme de l'islam, que Belgrand apprend à connaître, quelque chose de fondamentalement antinomique avec les modes de vie contemporain qui se passent de Dieu mais plus de réseau internet. de façon tout à fait similaire, à travers la construction du Grand Paris ou à travers la plénitude qu'offre la religion musulmane (abolition de la temporalité, de la théodicée, du doute quant à Son existence, du sens existentialiste de nos vies), c'est réellement la recherche de sens (et non de signes, qui ont envahi la ville et nos vies contemporaines) qui guide Belgrand dans cette France des années 2000, engluée dans son passé, bouleversée par les possibilités présentes et terrifiée par les éventualités futures.
Cette ambition littéraire qu'a
Aurélien Bellanger (celle de saisir une époque) doit être saluée. Attaquer un sujet comme
le Grand Paris, c'était envisager des problématiques nombreuses et complexes relevant de la politique au sens premier du mot : c'est-à-dire de la vie de la société humaine comprise comme un corps organique. le style plutôt verbeux ne pourra pas être reproché (tout au plus regretté, tant certains passages demandent une attention telle que la fluidité de lecture en pâtit) car le roman que livre
Aurélien Bellanger est autant philosophique que géographique, historique, politique, sociologique et, même, doit-on le dire : poétique.