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Citation de Charybde2


Lundi 25 juin 2012
Ma définition de l’enfer : le soleil, la chaleur, le sable.
Mes souvenirs de l’enfer : les maisons de fortune, les hurlements, les cadavres, les camarades qui se bouchent les oreilles et qui chantent à tue-tête. Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin, pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains, tiens, voilà des balles de fusil dans ta caboche, tiens, voilà un village autochtone rasé par les flammes, tiens, voilà vingt corps en décomposition, tiens, voilà des yeux ouverts qui te regardent, immobiles comme la mort.
L’enfer, là-bas, dans un autre temps : ma jeunesse de légionnaire, le Tchad, 1983, des bidasses et des macchabs.
L’enfer, ici et maintenant : Paris, le quai des Orfèvres.
Même chaleur, même soleil, mêmes cadavres qui m’observent.
Ce que je sens : l’asphalte chaud, le soufre, l’urine, le caoutchouc brûlé, le cambouis, les parfums chimiques et les eaux usées.
Ce que j’entends : les moteurs, les klaxons, les conversations en anglais, en chinois, en allemand, les bottines qui raclent le bitume, les walkmans qui jouent trop fort, les touristes qui marchent trop vite.
Treize heures cinquante-quatre à ma montre : je remonte le quai du Marché-Neuf en respirant difficilement, je n’ai plus l’habitude de sentir la piqûre du réel sur ma peau, d’être dehors, d’avoir chaud, ni même de marcher ou de vivre.
Un an que je n’ai pas mis les pieds au Quai des Orfèvres, un an que je vis en dehors du monde, un an que j’alterne entre mon appartement et l’hôpital psychiatrique, loin des voitures et des humains.
Et pourtant : pendant un an j’ai vu des hommes, j’ai vu des femmes, je les ai sentis, je les ai entendus. Pendant un an on m’a répété jour après jour qu’ils n’existaient pas, que c’étaient des hallucinations, que j’étais victime de délires psychotiques, que j’avais un comportement incohérent, que je devais me reposer. On m’a donné tous les noms, dépressif, bipolaire, schizophrène. Pendant un an j’ai avalé à longueur de journée du Tercian, du Zyprexa, du Laroxyl, pendant un an ils ont contrôlé mes contractions cardiaques à coups d’électrocardiogrammes mensuels parce qu’ils avaient peur que je leur claque dans les doigts, pendant un an ils ont surveillé mon poids sans pouvoir rien y faire, ils m’ont regardé passer de soixante-dix à quatre-vingts kilos, de quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilos, de quatre-vingt-dix à cent kilos, de cent à cent dix kilos, et maintenant je suis obèse, je n’ai plus une seule envie, plus de sensations, rien, je suis indifférent à tout, il ne me reste plus qu’un désir, un seul : manger.
La brasserie du Soleil d’Or à ma droite : des flics et des magistrats en terrasse, qui profitent encore quelques instants du soleil avant de retourner s’enfermer dans un quelconque bureau. Le pont Saint-Michel à ma gauche : une horde de bus à deux étages, des vélos, des taxis, des machines qui m’agressent. Je traverse le boulevard du Palais, je joue des coudes pour rester sur le trottoir, je dépasse un groupe de touristes amassés autour d’un guide, téléphones tendus à bout de bras.
– Papa ! Papa !
Je me retourne, comme à chaque fois, parce qu’à chaque fois ça me surprend, parce que les voix des petites filles de dix ans se ressemblent terriblement : c’est le même chant envoûtant, presque note pour note, que celui qui m’appelait il y a six ans dans le métro rennais, mais là, quand je regarde derrière moi, il n’y a pas de Juliette, juste une gamine sans visage qui cherche son père dans la foule. Je sais pertinemment que ma fille aurait eu seize ans cette année, je sais qu’elle n’aurait pas eu la même voix, je sais que je dois encore faire des efforts, tous les jours, pour me battre contre les saloperies qui me gangrènent le cerveau, les médecins l’ont dit, les psychiatres l’ont dit, ma femme l’a dit, ma fille l’a dit, tout le monde l’a dit, mon cerveau est malade, je le sais pertinemment, mais pourtant à chaque fois qu’une fillette crie dans la rue mon premier réflexe c’est de me retourner, et là, enfin, pendant un millième de seconde, je sens la chaleur d’une joie immense envahir mon corps avant de redescendre brutalement vers les abîmes, dans un monde où Juliette est morte, morte pour toujours, définitivement morte.
Deux mille cent soixante-douze jours aujourd’hui qu’elle a disparu.
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