Il avait passé trois longues années à traîner ce poids, ne pensant qu’au jour béni où il rentrerait, grand seigneur en ses terres. La seule personne qui comptait à ses yeux venait de lui tourner irrémédiablement le dos. Aujourd’hui, il n’était plus rien : déserteur de l’armée allemande, époux et père déchus. En un
instant, le rêve de sa vie s’était évanoui.
Contrairement aux idées reçues, ce n’étaient pas les bombes, les obus ou les tirs de mortier qui effrayaient les soldats. Ça, c’était le lot commun. Tout au plus, espérait-on mourir rapidement si on avait manqué de chance. Non, ce que l’on craignait vraiment, c’était la paralysie. Cet instant précis, où, fusil à l’épaule, on s’apprêtait à faire tomber l’ennemi. Le regard fixe, droit devant,le viseur calé sur le mouvement de sa cible, à attendre, le doigt bloqué sur lagâchette. Et le moment venu, impossible de tirer. La catalepsie.
À cette époque, il était plus important de se consacrer pleinement à la fin de la mission confiée par le führer : l’extermination d’un peuple. On s’occuperait des traîtres plus tard.
Qu’importe, il ne revivrait jamais le bonheur d’une famille et la chaleur d’un
foyer. Entré vivant, on ne sortait d’ici que mort.
Avant le décès de Nicholas, il avait toujours évité de se mêler à la frénésie alcoolique. La guerre requérait de la lucidité. Mais la détresse qui avait suivi la
disparition de son compagnon d’armes l’avait insidieusement poussé à franchir ses limites. Cette mort l’avait presque rendu fou, il avait perdu tout contrôle de lui-même.
L’alcool déliant notoirement les langues, le guide se laissa aller, oubliant l’altercation. Il évoqua même le chargement dont il avait la responsabilité. Selon lui, cela allait changer l’issue de la guerre.
Il était conscient de la futilité de certains de ses principes mais il privilégiait la constance dans tout acte.Cela l’avait souvent aidé par le passé, la vie ne tenait parfois qu’à un fil.
On finit par attribuer un quelconque pouvoir mystique à sa précieuse amulette ; et même si certains en doutaient, ils n’osaient s’en ouvrir aux autres de peur d’attirer la malchance.
Au combat, les rapports humains étaient différents. Les individus se liaient, non par ennui, mais par nécessité. Les missions étaient dures, à la limite du supportable.
On ne montre pas à ses amis – même proches – ses souffrances. On les dissimule, on adopte une position digne.