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Citation de Charybde2


« Être heureux prend du temps. » Et je revois le sourire crispé de cet ancien journaliste qui rédige sur un bout de nappe – « une manière comme une autre d’amortir la chute interminable qui commence le jour où vous tombez en retraite » – les résumés de match pour le journal du club. Il y en a, ici, dont la bouche sent le ragot et l’aigre, pour oser prétendre que s’il a accepté de le faire, c’est uniquement parce qu’il « se bourre la gueule à nos frais ». Mais je l’ai toujours vu régler la note. Se tenir au comptoir comme autour de la main courante. Lucide. Toujours. Et surtout à l’écoute. Et lui, au moins, je ne l’ai jamais surpris au point où d’autres s’abaissent avec complaisance en dessous d’une certaine hauteur d’humanité.

Je revois le sourire de cet ancien journaliste que tous ces on-dit laissent de marbre. « Voyez-vous, jeune homme, celui qui rend service doit se taire, c’est à celui qui l’a reçu de parler. C’est de Sénèque. Connaissez-vous Sénèque ? Les gens parlent. Parler les maintient en vie. Plus ils parlent et plus, au fond, ils espèrent que quelqu’un leur réponde. Mais le grand jeu de questions-réponses auquel se résument parfois nos maigres existences, croyez-moi, c’est comme vivre, à la longue, ça fatigue. »

Et il a ce sourire de vieux tailleur de pierre à qui on ne la fait plus quand ses mains se remettent à trembler au moment où il lève son verre vers le mien.

C’est l’heure où les « gros » repartent, quelques packs de bière à la main, s’isoler dans un coin moite de la buvette. Le match est joué-perdu depuis longtemps et sans doute ressentent-ils le besoin de s’inoculer encore un peu de cette semence amère au creux des reins. Une manière, m’a-t-il expliqué un jour, de se dire « ces choses » qui restent aussi mystérieuses que les les sortilèges de la langue basque et c’est là-bas, à l’abri pudique des regards, qu’ils s’enchaînent à l’amour du combat, ce moment à part où les voix enfin se taisent, où les cœurs à nouveau se tendent, par les liens particuliers de la sagesse tacite qui les unit depuis que ce jeu existe. Si longtemps qu’il existe. Longtemps que les gens y jouent. Qu’ils ne souhaitent rien d’autre. Jouer, c’est tout. Sans justification.

Éparpillés autour d’un reste fumant de côtelettes, une poignée nettement plus joyeuse de trois-quarts préfère oublier tous ces ballons vomis à la lisière de leurs empreintes digitales. Et dans l’ennui d’une fin de troisième mi-temps qui s’éternise, leurs mains se tordent dans l’impatience qu’ils ont d’aller voir, mais surtout loin d’ici, s’il serait encore possible de prendre quelques dupes au piège de leurs charmes. Je sais bien qu’ils m’attendent mais d’un léger hochement de tête, j’indique que, non, désolé, les gars, ce sera sans moi. Et ce soir peut-être plus encore qu’après chaque défaite, j’ai un goût de crépuscule dans la bouche.
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