Enfance
Les voitures passent sur la route.
Perchés sur la barrière,
on joue à deviner la couleur
de celle qui va surgir du virage.
Parfois on parie des cailloux
ou des boutons d’or.
Moi, j’attends,
j’attends autre chose…
autre chose…
Une chose
que je ne sais pas…
Enfance
Quand je lis
j’arrête d’attendre.
Les livres
ils attendent à notre place.
Paysages
Impossible souvenir.
L’espace projeté
arrête
le temps.
Quand cette vache
a-t-elle fait trois pas ?
À quelle époque
appartiennent ces haies d’arbres ?
Ces deux corbeaux sur le vert lumineux du champ ?
Rêverie
Le sol impose la solitude
et la vitesse
sur les cailloux pointus de l’attente
traverser vite l’espace
arriver ailleurs
passer le danger de la rencontre
sur l’interminable chemin des illusions
Elle
La vie ne s’est aperçue de rien.
La vie a fait comme si de rien n’était.
La vie s’est déroulée.
Sans accrocs ?
Elle ne savait plus.
C’était sa vie.
Une vie normale.
Une famille.
Qu’est-ce que c’était,
une famille ?
Un travail.
Des amis.
Et ce hurlement sombre et continu.
Que personne d’autre
ne semblait entendre.
Et elle, elle avait une insupportable envie
qu’ils l’entendent.
Qu’ils l’entendent tous.
Elle voulait leur faire entrer
dans les oreilles.
Dans le ventre.
Elle les haïssait
de ne rien entendre.
Nous vivons de ne rien dire
fermer les yeux
marcher dans l'arrière-scène
d'une casbah
désertée.
Samira Negrouche
Enfance…
Extrait 1
Enfance
Nous n’avons pas dormi à la maison.
À cause des travaux, il y a un énorme trou dans le mur de
derrière. Juste bouché par une toile. Comme un rideau.
Et, tout à coup, vers 9 heures du soir, elle a dit que ce
n’était pas possible de dormir comme ça. Trop dange-
reux. Il pouvait venir nous assassiner. Elle préférait
laisser la maison sans protection mais mettre ses en-
fants à l’abri. Il fallait trouver une solution. Une chambre
d’hôtel. Elle ne voyait que ça. Il fallait téléphoner. À cette
heure-ci ? Oui, et alors ? Et nous sommes tous allés dormir
à l’hôtel. Toute la famille. Nous y sommes allés. Juste en
pyjamas…
Hygiène…
Extrait 2
celles qui se lavent pas levez le doigt celles qui crachent levez le doigt celles qui puent levez le doigt celles qui sont blanches et roses écartez vous n’avez pas honte de lever le doigt aller plus haut la main quelle profondeur la baignoire ? et le lavabo ? les toilettes sur le palier pas d’eau chaude ? levez la main plus haut plus haut la main de quelle couleur le carrelage montrez vos ongles qui a des poux mettez vous à gauche en rang à droite les baignoires les peignoirs en baignoires eau de cologne tu sens le propre ta raie n’est pas droite le savon tu connais quelle horreur elle a du chou-fleur derrière les oreilles vous changez de culotte combien de fois par semaine chaussettes trouées j’ai une tâche là et là et là rincer frotter levez la main à droite à gauche en avant marche
avec les mots que tu dis…
Extrait 1
avec les mots que tu dis
j’invente des histoires que je pose sur la neige
j’essaie de me désembrouiller de ceux
que tu ne dis pas
*
derrière cette porte…
Extrait 2
voleurs
empoisonneurs
ça vient d’ailleurs
lueurs formes
visages
une dimension
étrangère
inconnue
sans mots pour
s’accrocher
seuls
les fantômes
sur les murs de la chambre
quand on ferme les yeux
les fous sont assis sur les marches, silencieux