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Citation de alzaia


Bruce Bégout
TROP DE CLAIRVOYANCE ?

Parfois notre clairvoyance nous inquiète. Il ne faut pas avoir peur de l'avouer : nous ne sommes dupes de rien. Les conditions cachées de notre propre existence n'ont plus de secret pour nous. Tout ce qui nous détermine et rend possible notre expérience appartient désormais au champ du bien connu. Nous savons tout de l'inconscient et de ses mécanismes obscurs, des préjugés métaphysiques, du langage et de ses pièges, des arrières-pensées des agents économiques et politiques, des présupposés de toutes sortes qui nous permettaient avant de méditer en toute quiétude; nous avons amené la critique à un point extrême d'acuité. Même tout ce qui résiste à l'explication conceptuelle s'est rendu. La vie, l'activité, l'existence, dans leur absence apparente de raisons ont connu la réassurance du concept, la maîtrise des mots et des arguments. Nous avons établi la généalogie détaillée de la morale, de la conscience, du sentiment, du savoir et du pouvoir, et le monde caché des déterminations à, sous la contrainte de notre entreprise de révélation totale, enfin levé le voile. La fabrique du social et du mental nous a divulgué tous ses mystères, à tel point que nous n'osons plus agir de peur de participer au mal que nous venons tout juste de comprendre.
Dès qu'une nouvelle injustice surgit dans le lot commun de nos souffrances, nous nous empressons de nous tourner vers nos démystificateurs professionnels qui nous ont pour ainsi dire déniaisés à propos des affaires du monde. Nous avons lu Marx et Orwell, Adorno et Marcuse, Lukàcs et Kracauer, Klemperer et Bourdieu, nous avons médité sur la culture de masse et ses séductions faciles, nous avons publiquement anatomisé le cors gisant du grand capital et ausculté avec stupeur ses entrailles fumantes, ses organes de fonctionnement sanguinolents. Nous connaissons mieux que nos pères toutes les manigances de la puissance sans but qui cherche à nous soumettre. Rien n'échappe à notre perspicacité, cette synthèse lexicographique de la perspective et de l'efficacité.
Depuis Léopardi et Nietzsche, le massacre des illusions a été notre lait quotidien et nous sommes sevrés jusqu'à l'ivresse de son ironie dévastatrice. Personne ne peut désormais le contester : nous sommes devenus objectivement des êtres hyper-intelligents, des êtres d'une finesse d'esprit folle, au courant de tout ce qui se trame, flairant dans ce qui nous entoure les entourloupes auxquelles nous ne voulons pas accorder sans reste notre crédit. Toutes les formes de tyrannie, nous les avons décortiquées; toutes les fausses promesses, nous les avons renvoyées à leurs auteurs; toutes les espèces de consolation, nous les avons contrariées. Rien n'a pu ainsi résister à notre regard perçant, à notre ton aigu et désabusé, à notre soif de savoir. Aussitôt qu'une nouvelle sorte d'imposture s'est présentée et a cherché à emporter la mise, il s'est toujours trouvé quelqu'un pour la dénoncer. Nous ne sommes donc plus dupes de rien ni de personne. Mais qu'est-ce que cela change ? Le monde tourne comme avant et même plus mal, les inégalités se creusent et les miséreux s'impatiente. A un certain stade la clairvoyance absolue confine à la soumission pure et simple. La lucidité de l'homme moderne est impotente à partir du moment où sa connaissance du mensonge ne l'incite pas à dire la vérité et surtout à vivre selon elle. Il a beau comprendre les rouages et les roueries du système qui exploite de manière éhontée sa crédulité et perpétue l'inégalité, il n'en tire aucune conséquence, mais, plein de suffisance que lui procure sa sagacité invalide, il fait "comme si de rien n'était".
De nos jours les dirigeants des multinationales citent en conseil de direction Debord, et les affaires ne s'en portent pas plus mal. Nous sommes du même acabit. Nous, les hommes sans pouvoir ni capital, nous sommes devenus des animaux ergoteurs, enfermés dans les cages dorées du discernement critique. Il n'est pas un pauvre dans le monde qui ne découvre en trépignant à sa porte, un sociologue ou un psychologue pour lui expliquer scientifiquement sa déveine.
Alors qu'elle aurait dû toucher en premier notre affectivité et susciter ce sentiment de révolte qui, seul, est le point légitime de toute action, l'injustice n'est que le prétexte au déballage de notre culture critique. Nous devons le reconnaître : nous avons tous mis notre capacité de désillusion au service du statu quo. La douleur que nous a coûtée la démystification de la société dans laquelle on vit nous a en quelque sorte exemptés de la modifier.
Notre conformisme nous a dédommagés de l'affront que notre "Kulturkritik" a fait subir à nos croyances. Mais nous n'en sommes pas quittes pour autant. Car nous souffrons d'un trop-plein de savoir, d'une overdose d'analyses, qui jamais ne débouchent sur la moindre action concrète et durable. Tout juste gesticulons-nous dans quelques manifestations printanières qui nous permettent d'inscrire en lettres majuscules sur des banderoles blanches les belles phrases que nous avons apprises.
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