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Citation de Charybde2


« Vous parlez du Chien ? C’est difficile à croire, je sais, en regardant ma vieille allure de rien du tout, serré au fond de la taverne dans mon manteau miteux, mais j’ai connu le « Chien ». On pourrait même dire que je l’ai connu avant qu’il naisse.
Je sais ce que vous pensez. Vous vous dites : « Ce fou veut nous expliquer qu’il a connu Cuchulainn, le Chien du Forgeron, le plus grand guerrier du pays des Ulates, époux d’Emer et aimé de tant d’autres femmes, celui qui fut sacré maintes fois champion d’Ulaid et d’Eriu tout entier et qui a pénétré dans les sidhe plus de fois qu’on n’en peut compter sur les doigts de la main. Il va nous faire croire qu’il a connu le fils de Lug, celui qui a repoussé seul l’armée du Connacht et qui a accompli trop d’exploits encore pour les raconter tous. » Vous n’avez pas vraiment tort. C’est difficile à croire. Moi-même, je ne sais pas si le Chien du Forgeron a réellement accompli tout ce qu’on raconte sur lui. Vous protestez ? Vous ne doutez pas ? J’aimerais le croire comme vous.
Laissez-moi tout de même vous dire une chose. Je suis né la même année que le Chien, et au même endroit. J’ai grandi avec lui, et il a été un enfant, un vrai, un chiard et un morveux tout à la fois, comme chacun de nous. Aussi vrai que cette bière est mauvaise, j’étais là. Je n’ai pas tout vu, je n’ai pas tout retenu, mais on m’en a raconté une bonne part de bouche à oreille. Alors, je peux jurer devant tous les dieux de l’Autre Monde – et que mes lèvres se ferment à jamais si je mens ! -, je peux jurer que s’il reste un homme vivant en terre d’Ulaid qui connaît quelque chose à la vie du Chien, cet homme, c’est moi, et je peux jurer encore que tout ce que je raconte est vrai.
Je peux jurer que les Ulates ont quelque raison de vanter sa force et son courage. J’ai rencontré peu d’hommes aussi prompts au combat, au fer aussi vif que le Chien. On peut chanter la ríastrad, la furie de la bataille qui n’appartenait qu’à lui et a mis en fuite plus d’un adversaire. Moi qui l’ai connu, je sais que ces histoires ne sont que la surface de l’eau, et la rivière de la vie du Chien est bien plus profonde. Pardonnez-moi si je m’arrête un instant mais je me souviens soudain qu’il est parfois meilleur de ne pas troubler de rides la surface du fleuve. Qui sait quelles créatures vivent au fond de son lit ?
Dites-moi, alors. Dites-moi s’il faut que je parle ou si j’ai déjà assez parlé. Je ne vous promets pas un récit de fabuleux exploits. Je ne peux pas vous raconter les volontés des Enfants de Dana, qui ont peut-être joué un rôle dans la vie du Chien. Ces choses-là, je n’en sais rien. Moi je ne suis qu’un homme. Quand je mourrai – et cela arrivera bientôt -, il n’y aura personne pour se souvenir de mon nom, ni personne pour prétendre savoir mon histoire véritable. Le commerce que les dieux et les déesses font avec les grands parmi les mortels ne me concerne pas plus que celui des oiseaux entre eux. Je ne connais que les faits, tels que j’en ai été témoin ou qu’on me les a rapportés. Peut-être y a-t-il une leçon à tirer de la vie du Chien, mais je ne suis pas celui qui l’en tirera. Je ne suis pas homme à porter un gaeis, ou à faire des promesses. Pour toute force, je ne possède que les mots que mon cœur propose et dont ma langue dispose. Il n’y a rien de plus à attendre de moi.
Aussi, dites-moi. Si je dois m’arrêter de parler, je me tairai sans protestation. Les vieux s’accommodent bien du silence. Il est normal que de jeunes gens comme vous ne veuillent pas écouter ce que j’ai à dire. En cela, vous êtes comme le Chien, qui était comme tout le monde. Il n’a jamais fait grand cas de la parole de ses aînés.
Mais si vous choisissez de m’entendre, si vous désirez écouter la véritable histoire du Chien, je vous demanderai deux choses. Ou, plutôt, trois. La première est de ne jamais m’interrompre. Avec les saisons, le fil de ma mémoire est devenu fragile. Un mauvais souffle de vent suffit à le briser. La deuxième est d’écouter l’histoire jusqu’à sa fin. Certains moments, sans doute, vous ennuieront ou vous dégoûteront. Cela se comprend aisément. Peut-être la fatigue aura-t-elle raison de vous et vos yeux se fermeront pendant quelques instants. Toutes ces choses sont communes, mais ne bougez pas. Ne quittez pas la pièce tant que l’histoire n’est pas finie, car les personnages des récits inachevés cessent de vivre et ne meurent jamais. Leur destin reste suspendu pour toujours, figé comme un fruit dans du miel, et il n’existe pas de sort pire que cela.
Avez-vous décidé ? Alors vous faites le choix d’écouter l’histoire véritable du Chien. Parfait. Laissez-moi juste quelque temps pour en rassembler les mots dans ma bouche. Comment ? Et la troisième chose ? Oui, j’allais oublier. La troisième chose est simple. Je vous demande de garder ma chope pleine tant que le conte ne sera pas achevé, tant qu’il restera un souffle de vie dans le corps du Chien, car la parole assèche vite la langue des vieux comme moi. D’ailleurs, deux gorgées m’aideront à mieux commencer.
L’histoire débute ainsi.
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