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Citation de NathalC


On est venu m'annoncer que j'avais une fille, puis un fils, puis une fille, puis un fils encore, mais celui-là n'a pas vécu un jour. A chaque fois, j'ai été fier et j'ai fêté la nouvelle comme il se doit, en homme de ma condition. Mais va savoir pourquoi - petit-être parce que ce dernier petit était mort tandis que je bataillais, mort avant que j'aie pu le voir -, j'ai guetté la naissance suivante, j'ai été attentif aux moindres signes, aux chuchotements des femmes, au versant féminin et secret de cette maison, à chaque mouvement de ta mère. Je voulais être présent cette fois-là et malgré les interdits, malgré les contes, malgré toutes les malédictions promises à celui qui verrait sa femme en couches, je suis resté derrière la porte de la chambre où ta mère hurlait quand tu es né, mon fils, l'oreille collée au bois, je suis resté et j'ai tout entendu : les gémissements d'Aélis, les prières de la sage-femme, le bruit de l'eau dans la cuvette, j'ai entendu ton cri aussi, et ce tout premier cri était déjà un chant à mon oreille. Je n'ai vécu et ressenti cela pour aucun autre de mes enfants et, pourtant, j'ai tenté d'être le père de chacun d'eux. Et je n'étais pas seulement derrière la porte, ce jour de neige où tu es né, j'étais à tes côtés, au plus près de toi, aussi près que je pouvais l'être du grand mystère de la création, si bien que j'ai entendu le monde se déchirer dans ce dernier cri de ta mère qui a précédé le tien. Tu vivais, et une immense joie m'a submergé. Comme tout cela était puissant ! Contre le bois de cette porte, j'en ai pleuré de t'imaginer naître. Etre père ne paraît pas bien compliqué, il suffit d'être celui qui se fait obéir, celui dont on ne discute pas les décisions, il suffit d'être à l'image de son propre père. On ne ressent rien dans son corps, on ne porte pas de fruit, on ne donne pas un morceau de sa chair pour forger un enfant, on ne risque pas sa vie en la donnant. Etre père n'est pas une affaire naturelle. Je ne me souviens pas vraiment du mien, il était une grande figure absente, un mythe construit par la parole de ma mère et par celle de ses gens, mon père était un modèle, un nom, un château, une terre, de grandes batailles, mon père contenait son propre père et le père de son père, mon père était l'incarnation d'une lignée que j'ai appris à respecter, à vénérer. J'ai songé alors que, depuis des générations, les hommes de ma maison devenaient pères en observant, en construisant ou en reversant leur propre père, pas en se penchant sur leurs enfants. A ta naissance, mon père venait de mourir et je m'étais étonné de nepas avoir été ému par sa disparition, de ne rien ressentir, son nom était le mien et je prenais sa place, mais il ne me restait rien de lui, pas le moindre petit souvenir de complicité ou de tendresse. J'ai alors tenté de saisir en quoi consistait ce titre de père, titre ô combien discutable puisque Dieu est notre père à tous. Pour la première fois, j'ai douté de mon pouvoir, de ma capacité à être un père et pourtant jamais je ne m'étais senti tellement à ma place, tellement juste, collé au bois de cette porte. Quand elle s'est ouverte et que les femmes m'ont laissé entrer dans la chambre, quand j'ai vu ce tout petit être dans son berceau au plus près de l'âtre, mon coeur a bondi dans ma poitrine et le sang m'est monté aux joues. J'ai promené mes énormes doigts rêches sur ton minuscule visage si bien dessiné, sur ta peau douce et claire de jeune pousse, puis j'ai glissé mon index dans ta main et tu l'as serré en souriant aux anges. Nos doigts ont conversé longtemps, ainsi que nos regards. Tu me disais : "Je suis là !" et je te répondais : "Moi aussi !" en pleurant d'émotion. Je t'ai ensuite pris dans mes bras avec précaution. Comme je me suis senti raide et maladroit, tandis que, contre ma poitrine de soldat, tu agitais tes petites mains avec grâce ! Ta mère s'est plainte qu'une fois de plus je la négligeais, que je ne l'avais pas même embrassée. Je me suis tourné vers elle un peu confus, j'étais incapable de te reposer, je ne savais pas comment m'y prendre. Avais--je seulement porté l'un de mes enfants avant toi ? Je ne m'en souvenais pas. J'ai alors choisi d'endosser le rôle de Joseph, plutôt que celui de Dieu, je me suis questionné sur ce que je ressentais et non sur ce que je représentais. Tu m'as révélé à moi-même, mon fils. Grâce à toi, je me suis offert la joie d'être un homme aimant et imparfait. Imparfait du fait même de ton existence et affaibli par mon amour.
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