- Vous ne connaissez pas la synesthésie, ma chère ? L’ineffable entrelacement des sens… Les musiciens voient leurs notes en couleur, les peintres entendent le son de leurs pigments, les écrivains peuvent sentir le goût de leurs mots. C’est l’interconnexion, la correspondance des sens.
Elle expérimentait la joie du moment, refusant le souvenir et le devenir. Rien ne lui paraissait grave, puisque rien ne durait.
Elle s’était assise sur le canapé, pour prendre le temps. Le temps de la curiosité. Le temps de l’impatience maîtrisée. Estelle aimait bien ses moments de la vie où l’on s’apprête à voir, à savoir. Ces moments au bord de la découverte, qu’elle pouvait étirer, pour faire durer l’inconnu. C’est sa façon à elle de ralentir le temps, de courber un peu l’éphémère.
"Elle sentait l'angoisse monter comme un chine fou. Les oreilles qui bourdonnaient, son corps lui disait qu'il allait exploser de douleur, là tout de suite, maintenant. Alors elle se mit à pleurer. D'abord en silence, puis avec des hoquets, des soubresauts. Elle finit par hurler et c'est ce cri qui la ramena à la réalité. Elle pensa au tableau de Munch, et comprit pour la première fois ce qu'était le désespoir absolu." L'oubli.
"Sa mère la traitait toujours comme si elle avait dix ans. Elle s'interrogea brièvement sur le fait que l'on ne vieillit jamais pour ses parents. C'était comme si le temps se faisait bulle, et les enfermait pour toujours avec leur petit. L'adulte qui grandissait ne les concernait pas, comme un mal nécessaire qu'on se doit d'ignorer." La lettre.
Sa mère la traitait toujours comme si elle avait dix ans. Elle s'interrogea brièvement sur le fait que l'on ne vieillit jamais pour ses parents. C'était comme si le temps se faisait bulle, et les enfermait pour toujours avec leur petit. L'adulte qui grandissait ne les concernait pas, comme un mal nécessaire qu'on se doit d'ignorer. La sienne s'était cloîtrée dans une sphère particulièrement solide d'où il était absolument impossible de l'extraire. Estelle avait renoncé depuis longtemps, et se contentait de débrancher une partie de son cerveau dès qu'elle lui adressait la parole. Se distancier ainsi lui permit de reprendre le contrôle de ses émotions chaotiques
"Comment expliquer, surtout à ceux qui vous aiment, que l'on veut mourir par ennui.
Parce que tout se passe si bien dans votre vie qu'il n'y a plus de surprises, d'étonnement, de frémissements. Juste un bien être roboratif, ennuyeux… à mourir, justement.
Alors que ce saut, prévu, décidé, préparé, comme l'on prépare un voyage lointain, avait pris dans son existence l'ampleur de l'inconnu. Une dimension vibratoire de son être qui paradoxalement la faisait se sentir vivante." L'envol.
Lentement elle se releva dans un mouvement de brouillard. Elle flottait dans son corps comme une algue entre deux eaux, complètement abandonnée à ses rythmes intérieurs.
La conversation s'étira comme un chat.
Douce et sensuelle.
Elle dura le temps infini des retrouvailles, bien au-delà de l'amitié. Ils s'enfoncèrent main dans la main dans la noirceur de la nuit. Les paroles se frôlaient dans un lieu sans limite, où l'air et la lumière balayaient l'espace.
Leurs mots étaient des plumes soyeuses qui caressaient le temps.
Il ne nous reste la plupart du temps, au réveil, qu'un sentiment diffus d'inachevé, de vaporeux, d'un peu mystérieux même.
Il n'y a pas de demi-mesure dans la force du songe.