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Citations de Cécile Campergue (197)


2.1 Le maître infaillible et intouchable
P. Bishop rappelle : « it is emphasized that to criticize a lama, or a teachings, lineage and system is a grave fault. Indeed in old Tibet is was also a great sin and a crime ». Une fois que le lama a été choisi comme tel par le disciple, ce dernier ne doit pas, a priori, le critiquer. En pratique, cette injonction fondamentale est plutôt respectée mais pas systématiquement. Les critiques, mais même les désaccords que l'on peut avoir avec le maître sont d'ailleurs perçus comme des visions erronées et des manifestations de l'orgueil du sujet, donc de son ego. D'une manière générale, les maîtres enseignent que le mal est une projection de notre esprit et qu'il se trouve en nous et non à l'extérieur. Si une personne n'est pas d'accord avec le maître et le lui fait part, ce dernier lui montrera, avec des procédés rhétoriques variables, que c'est sa vision étriquée du monde et des phénomènes qui le poussent à envisager les choses ainsi et qu'il doit essayer de se libérer de ses conditionnements mentaux qui l'enferment dans un système de pensée particulier. Il faut se remettre à l'esprit que le maître que l'on a pris comme tel est considéré comme ayant les qualités requises et inhérentes à un maître authentique. Ce maître est donc considéré par ses disciples comme libre de conditionnements, qui, même s'il n'est pas totalement libéré, est capable de mener son disciple sur le chemin de la Libération. Il semble que de nombreux fidèles ne soient pas très réceptifs à l'idée des différents niveaux de lamas ; le leur est forcément vu et perçu comme l'égal d'un Bouddha. Lorsque P. Bishop écrit que les Rinpoché sont considérés comme détenant la « vérité absolue », on peut élargir le propos aux lamas et non aux seuls Rinpoché. Il relève un paradoxe particulièrement éclairant et représentatif des observations que j'ai pu réaliser. En effet, il note que les livres et plus largement la tradition bouddhique, prône l'injonction de tester le maître et l'enseignement et de ne pas tout adopter aveuglément.
p. 409
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Le Gyalwang Drukpa, hiérarque Drukpa-Kagyü, dénonce les maîtres qui « donnent de mauvais conseils et enseignent avec une volonté de manipulation afin de s'assurer une réputation lucrative. Ils programment de grandes initiations, proposent des activités alléchantes et font beaucoup de publicité afin d'obtenir de l'argent, d'être célèbres, d'acquérir du pouvoir. Tout cela est très superficiel et très négatif ». Il poursuit :
« Les pires sont ceux qui cherchent à manipuler, ils vous détruisent et vous privent de toute votre énergie simplement par amour-propre. Les Européens ont vraiment besoin de maîtres authentiques. Bien sûr, il y en a beaucoup. Malheureusement, des Occidentaux, mais aussi des Orientaux, je ne sais pas pourquoi, se sont engagés dans une mauvaise direction. Montrer un mauvais chemin incite beaucoup de gens à s'y engager. C'est un comportement que je ne comprends pas et c'est vraiment dommage. Peut-être est-ce le signe de notre époque sombre. On peut le vérifier aux USA. Montrer le chemin authentique n'attire personne mais se mettre en valeur ou exagérer un peu, essayer de manipuler, font se précipiter les foules.
Les pratiquants ont donc aussi une responsabilité ?
La responsabilité est de 50/50. »
Selon lui, la responsabilité est donc partagée. Dans ce chapitre, nous évoquons des expériences parfois singulières, c'est-à-dire qu'elles ne sont en aucun cas généralisables bien qu'elles reflètent des comportements, actions et pensées, qui ne sont pas encore pris en compte dans le traitement du bouddhisme tibétain en France et qui n'ont pas été évoquées dans les recherches universitaires françaises ultérieures.
p. 406
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Les abus de pouvoir, notamment sexuels (mais aussi financiers) perpétrés par certains maîtres ont secoué la communauté bouddhiste américaine et ont entraîné des remis en cause et des questionnements sur l'autorité du maître, en témoigne la conférence des enseignants bouddhistes occidentaux à Dharamsala qui date de 1993 avec le Dalaï-Lama*. Ce dernier met souvent en garde les gens et leur demande de la prudence avant de choisir un maître. Suite à cette conférence, une « lettre ouverte à la communauté bouddhiste » fut transmise et diffusée sur Internet, signée par des enseignants présents à la conférence, dont un seul lama français. Parmi les points résolutions adoptées, le cinquième concerne directement les relations maîtres/ disciples :
« Il a été exprimé un souci tout particulier pour les comportements contraires à l'éthique parmi les enseignants. Ces dernières années, des enseignants autant orientaux qu'occidentaux ont été impliqués dans des scandales sexuels, d'abus d'alcool et de drogues, de détournements de fonds et d'abus de pouvoir. Il en est résulté un tort considérable, non seulement pour la communauté bouddhique mais aussi pour les individus en cause. Chaque élève doit être encouragé à prendre des mesures responsables pour confronter l'enseignant avec les aspects de son comportement qui contreviennent à l'éthique. Si ce dernier ne montre aucun signe de réforme, les étudiants ne devraient pas hésiter à rendre public tout comportement contraire à l'éthique dont il existe une preuve irréfutable. Ceci devrait être fait sans égard aux autres aspects bénéfiques du travail de l'enseignant et du dévouement spirituel qu'on peut ressentir pour lui ou elle. Il devrait être très clair dans toute publicité qu'un tel comportement n'est pas conforme aux enseignements bouddhiques. Peu importe le niveau d'éveil qu'aurait atteint un enseignant ou qu'il prétendrait avoir atteint, personne ne peut se situer au-dessus de la norme de la conduite éthique. Afin de ne pas entacher la réputation du Bouddhadharma et d'éviter de faire du mal aux élèves autant qu'aux enseignants, il faut que tous les enseignants vivent au moins selon les cinq préceptes laïcs. Dans les cas où les normes éthiques auraient été transgressées, il conviendrait de faire preuve de compassion et de bonté autant envers l'enseignant qu'envers l'étudiant. »
Il semble que cette lettre ouverte n'ait pas eu d'échos dans les centres bouddhistes français. J. Snelling, lui-même bouddhiste de longue date, témoignait du danger et de la vulnérabilité des maîtres, ces derniers jouissant de pouvoir, de prestige et de renommée, et étant par là même « sensibles à la corruption ». Le « risque de l'inflation égotique (difficile de garder la tête sur les épaules quand des dizaines de personnes vous regardent à longueur de journée avec une admiration ébahie) » était pour lui un réel problème.
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*« Conférence d'enseignants occidentaux du bouddhisme », Actualités tibétaines, n°6, 2e trimestre 1997, p. 23-33. Questions autour du rôle de l'enseignant, la transmission, la pratique, l'éthique des enseignants, l'authenticité, l'adaptation, la psychologie et le dharma, les femmes et le dharma, le sectarisme, le monachisme, etc.
p. 405
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Le maître que les textes et les discours des maîtres disent de suivre est un maître qui est totalement imprégné de l'« esprit d'éveil ». Dans le cas contraire, le disciple est encouragé à ne pas suivre un tel maître. La rencontre et le choix d'un maître sont souvent expliqués par le fruit du karma et des pensées. Les disciples seraient donc plus ou moins prédestinés à rencontrer et respecter tel type de maître plutôt qu'un autre. Cependant, quelle que soit l'école tibétaine, les disciples rencontrés considéraient tous leur maître comme authentique (qu'il s'agisse d'un lama tibétain ou d'un occidental).
F. Midal écrit : « Au nom du respect qui serait dû au maître, de l'importance de la dévotion dans le Bouddhisme du Vajrayana, l'incompétence de tant de dignitaires n'est pas reconnue ; elle est encouragée. Une sorte de conspiration du silence règne souvent en ce domaine. Personne n'ose rien dire ». En tant que bouddhiste de longue date et enseignant bouddhiste, il a pu rencontrer des hommes et femmes « abusés moralement ». Pour lui, il est grand temps de dénoncer ces formes de « manipulation » et d'« incompétences ». Il encourage à une certaine prudence face aux maîtres qui ne sont préoccupés que du développement de leur communauté, monastères, pouvoir et renommée. Pour une majorité de fidèles avec qui j'ai pu m'entretenir sur ces aspects, les abus (de pouvoir, d'autorité) incombent à la responsabilité des autorités, des maîtres. Pour une minorité, ce n'est pas tant les maîtres qui sont responsables mais les personnes qui se mettent au service de tels maîtres inauthentiques et qui s'inscrivent en porte à faux avec la tradition (qui recommande de bien choisir son maître, d'être sûr de ses qualités avant de le prendre comme tel). Chez ces derniers, c'est la responsabilité individuelle qui prime.
p. 404
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Les relations de vassalité sont marquées par des formes particulières d'allégeance (impliquant la soumission) parfaitement codées. Dans le texte ci-dessus, le maître est comparé à un dictateur, un dictateur sympa mais toujours un dictateur. Projections, excès de légitimation de l'autorité du maître et idéalisation peuvent agir sur le comportement de ce dernier, mais jusqu'à quel point ? J'ai pu me rendre compte que certains maîtres tentaient d'imposer à leurs disciples une orientation complète de leur vie, en intervenant à tous les niveaux de celle-ci. Jusqu'à quel point le disciple fait-il offrande de son « corps, parole et esprit » à son maître et à ses différentes activités ?
La relation au maître est certainement celle qui fait couler le plus d'encre aujourd'hui, où les incompréhensions sont les plus manifestes. Sur plusieurs sites et forums bouddhistes*, dans des conversations informelles avec des fidèles mais aussi avec des maîtres, dans plusieurs ouvrages, comme celui de F. Midal, des critiques envers « les abus de pouvoirs et manipulations sexuelles » de nombreux maîtres et leurs incidences sont de plus en plus explicites. Parfois, sur quelques forums, des noms sont cités, les expériences des disciples racontées et détaillées. J'ai rencontré des adeptes, souvent des convertis de longue date, ayant eu des expériences très fortes avec un maître (ou plusieurs) dans un centre donné, en s'y investissant (tant physiquement que matériellement) et qui m'ont confié leurs critiques concernant certains maîtres qui se servent de leur position dominante pour « tromper » et « exploiter » les gens, selon leurs propres termes. D'autres encore ont vécu des relations difficiles et sont dans l'incapacité de les exprimer. Plusieurs m'ont raconté et détaillé des épisodes de leur vie en insistant sur le fait que je ne devais pas mentionner leurs noms ni le nom de(s) maîtres et organisations dont il était question. Souvent, une peur, liée à la fois à la pratique et à leurs croyances, les incitait à ne pas divulguer le nom des maîtres qu'ils incriminaient.
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* Par exemple, la plate forme multimédia de Marc Bosche (http://marc bosche.pros.orange.fr/) décédé, ses articles, forums et ouvrages. M. Bosche était professeur en SES (doctorat en sociologie des organisations) ayant eu une expérience de l'Asie (Corée du Sud) qui a écrit plusieurs ouvrages dont “Le Voyage de la 5ème Saison”, où il relate son expérience monastique au cœur du Bost (dont il tait le nom) où il a passé une année en tant que novice. Son ouvrage est un récit et une analyse anthropologique (dont il revendique d'ailleurs le statut, se nommant anthropologue) de son expérience. Ayant eu un échange cordial avec l'auteur qui critique des pans du bouddhisme tibétain en Occident, je n'utilise pas ses analyses, aussi pertinentes soient-elles sur le monastère en question, car les démarches qui ont poussé l'auteur à en faire une critique n'en font pas un observateur neutre. L'auteur a choisi la vie monastique par choix, l'idée d'en faire une étude critique est venue ensuite (après certaines déceptions) d'où les excès qui ressemblent à quelques règlements de compte. Connaissant quelques lamas dont il fait référence dans son ouvrage et ayant ainsi des données concernant son année passée au monastère, ceci m'interdit de prendre ses analyses en tant qu'informateur. Sur son site, il fait référence aux époux Trimondi, qui, anciens proches du Dalaï-Lama s'en sont séparés pour en faire la critique, notamment de Kalachakra, à travers d'un ouvrage disponible sur l'internet à l'url suivante: [http://www.iivs.de/--iivs01311/SDLE/Index.htm]. Cependant, les extrapolations et règlements de compte entachent le sérieux de l'étude bien documentée.
p. 403 et 404
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Un des traits saillants de fidèles fortement engagés dans l'activité d'un centre est un certain rejet des valeurs familiales et particulièrement à l'attachement qui caractérise ses relations : attachement systématiquement dévalorisé dans plusieurs textes*, qui empêche d'obtenir l'éveil. J'ai par exemple rencontré quelques disciples, souvent femmes, qui ont quitté mari et enfants pour s'investir dans un centre bouddhiste auprès d'un maître. Par exemple, Michelle, quarante ans, a quitté son mari et ses enfants pour venir vivre auprès de son lama, s'attirant ainsi les foudres d'une partie de sa famille, des complications et des incompréhensions de la part de ses enfants et de son mari. Cependant, son choix s'est opéré avec l'aide du lama et il était sans appel. Michelle précise que la séparation était inévitable et que son aspiration à venir sur le centre (à 200 km environ de son domicile) et s'investir dans l'activité du centre auprès de son lama était une conviction, « que le choix que j'allais faire était le bon, et que personne ne pouvait entraver ce choix-là ». Consciente que son départ entraîne une situation qu'elle qualifie de « tourmente », elle précise :
« En plus, je vivais dans ma ville de naissance, donc tous les gens me connaissaient. Au boulot, je réussissais, je faisais partie des gens qui réussissent, avec mon ami, on venait de se faire construire une maison etc. Et du jour au lendemain, je me suis retrouvé sans famille, sans maison, sans voiture, sans travail. » (2003)
Les fidèles qui sont allés jusqu'au bout de leur aspiration à vivre aux pieds de leur maître, même si cela a impliqué une séparation avec un conjoint et parfois avec leurs enfants, justifient souvent cette séparation par la vie même du Bouddha historique, qui a quitté femme et enfant pour partir à la recherche de la Libération. Le lama de Michelle en question est ainsi devenu la personne la plus importante pour plusieurs de ses disciples, surpassant les liens du sang. Pour Grégoire, par exemple, la relation au lama est plus importante que celle avec son amie ou encore que la relation qu'il entretient avec ses filles.
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*P. Rinpoché, “Le chemin de la Grande Perfection”, op.cit ; Gampopa Seunam Rinchen, “Le précieux ornement de la libération”, op.cit. ; Djamgoeun Kontrul, “Le livre des pratiques préliminaires”. Le Flambeau de la Certitude, op.cit,
p. 399
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La première rencontre avec son lama n'a pas été une expérience joyeuse, rencontre plutôt déstabilisante avec quelqu'un qui le met mal à l'aise. Au cours du temps, la relation s'est transformée en une relation de proximité et rapidement, Carl a été démasqué par son lama. À travers la pédagogie du lama cité dans ce récit, on note une alternance et une certaine souplesse à assumer des rôles qui s'apparentent au thérapeute, à l'éducateur et au père spirituel. Plusieurs de ses disciples actuels ont eu des complications avec la drogue et l'alcool, notamment de jeunes gens. Dans son étude, L. Obadia mentionnait qu'il avait rencontré 45 % des adeptes présentant des « traits anomiques » : « problèmes familiaux importants, divorce, séparation, abandon du foyer familial), problèmes économiques, auxquels il faut ajouter des problèmes d'alcoolisme ou de toxicomanie ». Il ajoutait que la « toxicomanie apparaît comme un des rares traits caractéristiques des premières communautés bouddhistes qui ait persisté jusqu'à aujourd'hui ». Je le rejoins entièrement, notamment sur la toxicomanie. Sur 60 fidèles (sta-pras, bénévoles, drouplas et lamas de tous âges) des centres Kagyü suivants (Dhagpo Kagyu Ling, Dhagpo Dargyé Ling, Bost et Montchardon) rencontrés entre 2001 et 2005 lors d'entretiens et d'entrevues (formelles et informelles), 42 d'entre eux ont eu une expérience significative78 avec la drogue ; 14 ont eu une expérience avec la drogue dite « dure » (héroïne, cocaïne, acide, etc.) à laquelle pouvait s'ajouter le cannabis (consommé sous la forme de marijuana 'herbe' ou de haschisch) et 28 ont eu des expériences avec la marijuana et le haschisch à laquelle pouvait s'ajouter une consommation importante d'alcool.
p. 396
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2. Des incidences sociales et humaines
Les pratiques informelles vécues avec ou sans la présence physique du lama mais qui sont toujours en lien avec ce dernier (par exemple, un fidèle va attribuer à son maître le fait qu'il ait échappé à une maladie, à un accident, à un mauvais coup, etc.) sont capitales pour de nombreux disciples (surtout ceux rencontrés dans les centres Kagyü) qui apprennent beaucoup plus que dans les pratiques dites formelles. Celles-ci peuvent avoir des effets notoires sur leurs comportements et les interactions qu'ils entretiennent envers les autres individus, bouddhistes ou non. Ce que j'ai pu observer, c'est que chez des adeptes qui vivent dans un centre ou qui fréquentent régulièrement un lieu, un lama particulier et une lignée particulière, suivant l'enseignement (au sens global, formel et informel) que prodigue ce dernier, ils tendent à réduire, du moins minimiser les relations avec les personnes qui ne sont pas bouddhistes. Ces comportements naissent de leur engagement religieux et d'une volonté de vouloir dissiper les obstacles, les non bouddhistes pouvant troubler et perturber leur foi et leur engagement. La lecture de textes traditionnels qui encouragent le dégoût du samsàra (afin de conforter les fidèles dans « l'idée que la Libération est le seul but valable ») et un des préceptes lié à la prise de refuge : « Ne pas s'associer avec ceux qui ne croient pas à la doctrine des Vainqueurs ni à son propagateur, le parfait Bouddha » et ne pas s'associer avec ceux qui critiquent ou insultent les maîtres et le dharma en encourage certains à éviter les relations avec les non bouddhistes, pouvant se révéler des « semeurs de doutes ». De plus, il est souvent déconseillé par plusieurs lamas de se fier à soi-même. Le disciple est alors invité à accepter les injonctions, recommandations et autres directives de son maître car il est dans l'impossibilité (eu égard à son état d'ignorance) de faire des bons choix.
Dans les centres Karma-Kagyü et notamment les centres du Dhagpo Mandala, de nombreux fidèles ne recherchent pas ou peu de relations avec des non bouddhistes. A Dhagpo Dargyé-Ling, j'étais pendant plusieurs années la seule non bouddhiste à pouvoir venir régulièrement sur les lieux et partager des moments de vie de la communauté. Ces derniers, même s'ils ont souvent eu des problèmes avec leur entourage proche (familial ou amical) quant à leur engagement bouddhiste se révèlent plutôt prosélytes et plusieurs ont fait prendre refuge à d'autres membres de leur famille (par exemple à leurs enfants) ou à des amis (et conjoints) qui souvent n'avaient aucune connaissance du bouddhisme avant de prendre refuge avec leur lama. Une certaine clôture est perceptible, souvent expliquée et justifiée par le fait qu'il ne faut pas se disperser ou bien parfois en « dénigrant » les personnes vivant dans le monde, notamment les « non bouddhistes ». Une disciple engagée depuis plus d'une quinzaine d'années s'exprime ainsi :
« Tu sais, les gens dans le monde ont des attitudes et des comportements complètement conditionnés par leur éducation, leur culture, leur religion. Nous ici, on a de la chance de travailler sur nous et de pouvoir tout déconstruire. Si je regarde en arrière, je vois que je n'ai plus du tout les mêmes amis qu'avant. En fait, j'avais les amis que je méritais. C'est-à-dire des amis sur des valeurs que j'avais auparavant, donc superficielles. Et en fait, c'est quelque chose d'inévitable. Ils en parlent dans les textes. C'est inévitable, tu n'es plus le même. [...] Avec le dharma, tu peux arriver à te libérer de tes conditionnements. Je ne dis pas que tu ne peux pas le faire autrement mais ce sera toujours partiel. Tu vois, si je ne cherche pas à fréquenter des gens qui ne connaissent pas le dharma, ce n'est pas parce qu'ils sont inintéressants ou quelque chose comme ça mais avec l'engagement que j'ai, les vœux et la pratique, je fréquente plutôt les gens qui sont dans cette même démarche, une démarche bouddhiste. » (2004)
Une autre, dont l'engagement est plus récent (8 ans) :
« J'ai très peu de relations avec les non bouddhistes. Je ne le recherche pas parce que ça me semble être une fuite. Mais je me rends compte que des fois c'est bien pour le bien-être de ne pas rester rigide sur un truc. J'essaie d'être plus souple. » (Paris, 2004)
Le caractère préférentiel des relations liées à un engagement religieux est commun et n'est pas réservé aux convertis au bouddhisme tibétain. Cette préférence peut être encouragée par les maîtres pour faire avancer le disciple sur la voie de la libération mais aussi à d'autres fins concernant l'activité du centre et la cohésion du groupe. Les affinités électives résultent d'un investissement dans un groupe aux intérêts, à l'idéologie ou aux croyances communes. Elles influencent la vie sociale d'une personne, qui, ne vivant pas dans un centre et ayant une activité professionnelle et familiale hésite à parler de sa pratique bouddhiste à d'autres.
p. 394 et 95
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Les interprétations personnelles, les reformulations et autres réinterprétations sont autant de caractéristiques nées de l'adoption d'une pratique religieuse née dans un contexte culturel étranger. Trungpa disait que les Occidentaux qui s'intéressent au tantra vont rencontrer des différences culturelles qu'ils devront dépasser et que la tâche des maîtres tibétains était celle-ci : « Nous devons essayer de ne pas leur imposer la tradition tibétaine mais de leur présenter les enseignements fondamentaux sur la nature de l'esprit ». Les interprétations erronées ou inexactes ne sont pas toujours le fait des disciples (celui ou celle qui est en position de « receveur », de « réceptacle ») mais également des maîtres, qui, même s'ils s'appuient sur un même texte, n'en font pas tous le même commentaire et le transmettent d'une manière différenciée.
p. 393
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III. TRANSFORMATIONS ET EFFETS
1. La pratique du « Gourou Yoga »
Les pratiques tantriques (qui contiennent des éléments psychologiques et physiologiques, notamment au travers des différentes pratiques méditatives et des visualisations), collectives et personnelles, peuvent donner lieu à des désordres psychologiques si la personne s'adonne sans conseils et suivi à certaines d'entre elles, mais il arrive également qu'un disciple ayant reçu des transmissions particulières pour une pratique précise sombre dans un état de type psychotique ou schizophrénique. Trungpa écrivait par ailleurs : « pratiquer la visualisation sans la comprendre correctement est extrêmement destructif, ceci est sûr ». Les maîtres, dans leurs discours, enseignements et textes qu'ils produisent, mettent en garde ceux qui souhaitent s'aventurer dans des pratiques tantriques sans l'aide d'un maître qualifié. « Essayer de faire des pratiques avancées sans avoir les fondements appropriés présente un certain danger ». Les dangers sont nombreux, le Dr J. Vigne mentionnait par exemple la nécessité d'être guidé par un maître pour la méditation de Tcheu (« trancher »), consistant à offrir son corps aux quatre, sortes d'hôtes, notamment les démons, aux risques de morcellement psychotiques. Les principaux phénomènes qui m'ont été donnés de rencontrer chez plusieurs disciples relèvent à la fois de la paranoïa (notamment liées aux pratiques de visualisation) et des phénomènes de croyances, bien plus, des certitudes d'être protégé par son lama, son yidam personnel et par les déités que l'on convoque lors de pratiques pouvant être quotidiennes. La pratique de visualisation, d'une importance capitale dans les pratiques tantriques est nommée kyé-rim, correspondant au stade de développement de la méditation.
p. 390
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D'une part, le disciple n'a pas forcément envie de se libérer de cet attachement (par sécurité, habitude, protection), d'autre part, le lama peut se retrouver partagé entre un excès d'infantilisation ayant pour corollaire que son disciple va rester auprès de lui, près du centre et de son activité et, à l'inverse, une responsabilisation accrue qui peut amener le disciple à s'éloigner du centre (donc de son maître) afin d'être autonome. Ce que j'ai pu observer est une certaine ambivalence entre ces deux orientations ou les besoins narcissiques, à la fois du disciple, qui, en idéalisant son maître, lui fournit l'idéalisation dont ce dernier a besoin et ceux du maître, qui fournissent à son disciple l'être idéalisé qu'il recherche, en lui proposant une union, un projet commun, un accompagnement.
p. 389
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Dans son essai “Le maître et le thérapeute”, le Dr Jacques Vigne, qui analyse la relation du disciple au guru indien, mentionne : « la rencontre du Maître agit comme une pilule d'opium qu'on donne chaque jour à heure fixe à un paon. Elle crée un besoin chez le disciple ». Cet attachement à la personne physique du lama n'est pas sans rappeler la relation amoureuse. L'attachement et la dépendance qui peut survenir dans ce type de relation dépendent cependant du lama et à sa manière qu'il a de briser cet attachement ou à l'inverse le nourrir. Les procédés d'addiction (en droit romain ancien, un « addictum » (addicté) était un esclave pour dette) qui peuvent surgir d'une telle dépendance suggèrent « une idée de “don de soi” », de jouissance, mais aussi de crispation, de centration et d'enfermement du sujet autour d'un être ou d'une chose.*
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*« Addiction est un vieux vocable français trouvant son étymologie dans le terme latin ad-dicere : “dire à” au sens de donner, d'attribuer quelqu'un à quelqu'un d'autre en esclavage, si bien que l'esclave était ad dictus, “dit à” tel maître. [...] « Addico, comme verbe, signifie adjuger la personne au débiteur créancier ». Femandez L., Sztulman H., Approche du concept d'addiction en psychopathologie, Annales Médico-Psychologiques, 155(4), 1997, p. 255-265 et aussi A. Ehrenberg, (1998: 145).
p. 388
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Berzin insistait sur le fait que les personnes qui s'engagent dans une relation au lama, contrairement à une relation de type thérapeutique, doivent avoir étudié les enseignements du Bouddha et commencer à travailler sur eux-mêmes. Ils doivent avoir un niveau suffisant de maturité psychologique et une certaine stabilité émotive pour s'engager dans une telle relation. Les disciples bouddhistes doivent déjà être relativement exempts des attitudes et comportements névrotiques Ces données issues de la tradition textuelle, d'une relation au maître telle qu'elle devrait être, font souvent défaut avec ce qu'elles sont dans la réalité empirique. Les textes qui vantent la maturité psychologique et mentale nécessaire et la connaissance requise des textes et des enseignements classiques n'ont pas forcément de fondements dans la réalité. Ces aptitudes sont présentes chez plusieurs adeptes mais, d'une manière largement majoritaire, il s'agit avant tout d'une relation basée sur l'émotion et l'affectivité. L'attachement et la dépendance sont alors des manifestations courantes qui peuvent être temporaires ou persistantes.
p. 386
Guendune Rinpoché rappelait l'importance de la foi, disant que « là ou il y a la foi, là est le lama » et qu'il est ridicule de rester auprès du lama s'il n'y a pas de foi.

Même si lama ne « laisse pas faire », il semble que cette dépendance persiste et soit même une caractéristique de son groupe de disciples. En ce qui concerne son activité et sa personne, les facteurs de dépendance à cette dernière se confirment, par exemple, à travers le fait que les disciples mettent tout en œuvre pour venir habiter près du centre.
p. 387
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Les comportements, actions et mises en scène des maîtres sont variables, ils répondent aux diverses situations qui s'offrent à eux, qui sont souvent amenés à construire, pour produire un effet sur un ou plusieurs disciples. Plusieurs maîtres se mettent en « représentation » et donne des « impressions » capables de susciter chez son (ses) disciple(s) les effets recherchés. Un regard insistant et persistant, un long et profond silence à une question d'un disciple, une indifférence totale face à un ou plusieurs d'entre eux ; des moqueries et plaisanteries visant la réaction d'une personne précise ; un ton et un discours provocant cherchant la déstabilisation.
La personnalité du maître, joue, bien entendu, un rôle décisif dans les interactions avec les disciples ; en ce sens, il est loin d'être seulement le transmetteur impersonnel d'une lignée donnée, mais toujours un être humain transmettant à un autre être humain, sans faire abstraction de sa personnalité ; l'insistance par les fidèles des énergies différentes des lamas est là pour en témoigner.
p. 377
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L'accent est mis sur la confiance et la dévotion, sur le fait que le disciple ne doit pas s'adresser à l'homme mais à « l'esprit éveillé » qui passe en cet être. Dans plusieurs textes mais également dans de nombreux discours de lamas, la référence aux différents niveaux de lama est très explicite : le lama comme personne physique ; le lama dans la parole éveillée (dans l'enseignement), le lama dans les apparences symboliques (dans toutes les situations que vit le pratiquant) et le lama au niveau absolu (synonyme de la réalisation et de la compréhension de notre esprit). Ces niveaux de lamas étant formulés, c'est ensuite les bases de cette relation qui sont analysées. D'abord, il est écrit que c'est « traditionnellement au disciple de choisir son lama », disposition qui s'inscrit en porte à faux avec ce qui se passait majoritairement au Tibet ou l'inverse était souvent la règle.
Comme il est souvent dit par les maîtres, qu'ils soient Tibétains ou Occidentaux, « le lama est le lama de tous, par la dévotion individuelle, il devient son lama ». Il n'existe ensuite aucune cérémonie formelle, aucun rituel ponctuant le fait qu'une personne devienne le disciple d'un lama en particulier. On peut prendre refuge avec un maître et devenir disciple d'un autre. Le disciple et le lama doivent s'examiner respectivement. Le disciple doit voir si le lama est en harmonie avec les enseignements du Bouddha et le lama ne peut pas accepter quelqu'un qui a des émotions très fortes, incapables de contrôler ses actes. Le disciple doit être capable de pratiquer le dharma avec persévérance, courage, respect et dévotion. Il ne doit jamais être en colère contre son maître quelle que soit son attitude. Il est écrit que l'examen du lama et du disciple doit avoir lieu avant que s'établisse une « connexion dharmique » entre les deux. Il est recommandé d'être sûr avant de choisir son lama, car une fois que le lien est établi, le disciple ne doit plus examiner ni juger ce dernier mais lui faire confiance. Comme le précisait Trungpa :
« Dans la relation de maître à disciple, une fois que vous avez adopté la discipline du Vadjrayana, (le bouddhisme tibétain) le lien de samaya (dam-tshig) ou engagement contracté entre vous et votre Lama est primordial. Bien qu'il ne vous ait pas encore conféré d'initiation, dès que vous l'avez adopté en tant que maître du Vadjrayana vous vous êtes engagé et le lien est établi de façon absolue. » (Trungpa, 4980 : 32)
On peut en conséquence dire que la relation devient ensuite irréversible. Celle-ci ne doit pas être une relation de pouvoir, mais une relation d'amour et de compassion.
p. 372
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Comme dans bien d'autres traditions religieuses où la relation au maître est centrale, celle-ci suppose que le disciple se soumette au maître afin d'atteindre des stades religieux supérieurs. Ce dernier doit laisser de côté son amour-propre et son orgueil afin d'avancer sur le chemin.

1. Choisir son maître, choisir son disciple
1.1. Données « textuelles »
« D'authentiques guru sont plus rares que l'or, les charlatans plus nombreux qu'un nid de fourmis ; des disciples dignes (aussi rares) que des lièvres à cornes ; mais des élèves beaux parleurs (autant qu'un) troupeau de porcs). » Drugpa-Kun-legs
p. 371
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De nombreux bouleversements et de profonds changements se font sentir dans les institutions bouddhistes tibétaines depuis 1959. Les jeux de sélections avec des variantes dans les modalités de la transmission, les dissimulations volontaires de contenu, les nouvelles configurations que prend la distribution de la doctrine tant dans ses attaches matérielles qu'idéelles impliquent qu'en tant que processus, l'acculturation engendre des réinterprétations par lesquelles d'anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux et renvoie aux procédés d'un autre concept : l'inculturation. Concept né de la missiologie chrétienne, l'inculturation peut renvoyer au caractère englobant et non excluant du bouddhisme. Dans l'histoire de ce dernier, l'assimilation puis la hiérarchisation des pratiques et des représentations non bouddhistes se sont opérées à travers une même logique. Certains maîtres proposent des rencontres, des échanges et des enseignements en lien avec des disciplines diverses. C'est, en plus d'un échange, un moyen de lire ces disciplines à la lumière du dharma et ceci peut, dans une certaine mesure, être l'illustration de l'enseignement du Bouddha des quatre karmas : pacifier, enrichir, magnétiser et subjuguer.
Les changements sont manifestes mais il ne faut pas oublier qu'une grande partie des maîtres tibétains qui disposent de centres en France a ses institutions monastiques reconstruites en exil (Inde, Bhoutan, Népal) ou au Tibet, et les conditions de vie et de transmission du dharma y sont certainement plus proches (même si des changements sont inévitables) de la situation tibétaine avant 1959 et la culture féodale y est encore marquée. Mais en France, on peut retrouver dans certains centres une sorte de « mentalité féodale* » (l'allégeance au lama, la soumission et la subordination). P. Bishop fait référence à une étude de Peter Marin (« Spiritual Obedience ») réalisée en 1979 sur l'institut américain Naropa fondé par Trungpa (Naropa Institute). Cette étude démontre que la structure de l'Institut était féodale, transplantée en contexte capitaliste**. G. Samuel écrit que le travail du lama consiste à apprivoiser (tame) à la fois les démons et les forces hostiles mais également ses disciples, ce qui m'amène à approfondir et analyser les relations entre maîtres et disciples.
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*M. Bloch disait de la société féodale du Moyen-Âge qu'elle se caractérisait par le lien d'appartenance d'un homme à un autre. La société féodale...op.cit., p. 209. Ce lien était légal, contrairement aux liens que j'explore. Un disciple peut se dire « appartenir à un maître » (il ferait n'importe quoi pour lui) ; inversement, le maître peut suggérer au disciple qu'il lui appartient (de manière directe ou indirecte).
**Dreams of Power (1993)...op.cit., p. 101. P. Marin, Harper's, fev, 1979. P. Marin, après avoir dépeint l'Institut qui attirait de nombreux intellectuels, artistes, chercheurs et fidèles, relate l'histoire du poète W. Merwin qui y est venu (avec sa femme) et qui a reçu un traitement violent de la part de Trungpa sans que personne ne réagisse lors d'une soirée d'Halloween organisée par le maître. Ce conflit est exposé de manière pamphlétaire sous le titre « The Great Naropa Poetry Wars » (1980). C'est cette soumission et cette passivité que l'auteur analyse.
p. 366
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L'implantation du Vajrayana en France implique des processus de traductions, de réinterprétations et d'adaptations plus ou moins importants. L'acculturation et la revendication d'une grande partie des maîtres de leur tradition comme moderne sont souvent stratégiques, dans un souci d'adaptation au discours dominant de la culture d'accueil. Ici, le terme d'adaptation, entendu comme une forme volontaire (pas nécessairement) d'ajustement à un environnement local essentiellement dans l'intention d'arriver à des fins missionnaires est plus approprié. En effet, même si les modalités externes de la transmission de l'enseignement se modifient en s'adaptant au nouveau contexte culturel, le fond reste le même et à des degrés variables, l'imbrication des registres culturel et cultuel tibétains, propre à sa forme de bouddhisme et à l'histoire du pays, reste omniprésent. Derrière un discours universaliste qui tente de faire passer le dharma comme atemporel et a-culturel, on retrouve des caractéristiques culturelles à la fois dans le matériel (moulins à prières, drapeaux à prières, temples, stûpa, etc.) mais aussi dans les pratiques (protecteurs, divinations, géomancie, etc.).
L'analyse des organisations matérielles qui sous-tendent les diverses activités des maîtres qui les organisent et les diffusent est significative de la volonté d'expansion (ou non) de tel ou tel maître. Elle permet également de saisir les enjeux qui découlent de la vie communautaire, la logique du bénévolat, les stratégies de développement internes et externes, les sollicitations et les appels aux dons, la gestion d'un centre et sa capacité à se maintenir économiquement, à réaliser des projets, à les financer.
p. 364
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L'extension du bouddhisme tibétain et la multiplication de centres, passent, entre autres, par la formation de maîtres dans la population locale. Le système des tülkou, garant de la spécificité tibétaine de transmission du pouvoir, de l'autorité et de l'influence spirituelle, est maintenu, et d'une certaine manière, élargi. D'un côté et comme au Tibet avant 1959, existent des maîtres dont la légitimité est instituée (tülkou ou hérédité) et de l'autre, des maîtres dont la légitimité provient de leur aptitude (réelle ou supposée). Ces deux types de légitimité font partie de l'institution bouddhiste tibétaine. P. Bishop remarquait que seule une fraction religieuse du bouddhisme tibétain a été transportée à l'Ouest, notant que la part de l'ombre culturelle de la tradition tibétaine vient à manquer — c'est le bouddhisme dans sa version monastique, rationnelle et bureaucratique qui est reçue. Cette forme institutionnelle de bouddhisme transporte avec elle ses dispositifs hiérarchiques et ses influences culturelles. Installés dans des pays occidentaux, les maîtres tibétains se heurtent à des discours et des représentations qui leur sont parfois étrangers, comme les discours féministes sur l'autorité spirituelle des maîtres, la question de la femme et l'accès à l'éveil ainsi que la possibilité, pour une femme, de détenir une autorité spirituelle égale à celle d'un homme. Face à un public féminin, l'enseignement se modifie. Par exemple, J. Simmer-Brown note que la Dàkini, qui, du point de vue traditionnel, est un symbole féminin qui transcende néanmoins la notion de sexe, se voit interprétée et réinterprétée au gré des représentations. Les maîtres aiment rappeler que les femmes sont des expressions des dàkini, ce qui engendre des incompréhensions. En effet, ils donnent, dit J. Simmer-Brown, une vision sacrée où les femmes « sont la manifestation qu'emprunte la vacuité quand elle s'exprime sous une forme ». Si J. Simmer-Brown souligne que cette affirmation des maîtres « n'est pas une invitation à faire de la dakini et de son champ pur un bastion du féminisme », il faut évoquer une réalité plus pragmatique ; les maîtres peuvent sensibiliser de manière effective un public particulier (féminin).
p. 364
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Conclusion

Le maître catalyse les aspirations de nombreux fidèles qui se joignent à lui pour contribuer à œuvrer pour la transmission et la diffusion du dharma. En tant que corps d'une domination de type charismatique, les lamas suscitent et inspirent le respect, la dévotion, l'allégeance et apportent des bienfaits à ceux qui reconnaissent leur autorité.
La prédominance accordée par les acteurs du terrain à l'aspect spirituel des centres, rejoint les discours des apologistes qui font du bouddhisme une « sagesse moderne adogmatique », ce qui tend à minimiser les faits d'institution et la réalité des pratiques. Dans ces diverses rubriques donc, c'est toujours un « double jeu structural » (Bourdieu) qui se met en place dans les discours des acteurs. Pas de prosélytisme, les lamas répandent le dharma pour le bien des êtres ; les enseignements n'ont pas un prix mais une « participation » ; les bénévoles n'en sont pas, ce sont des « stagiaires-pratiquants », etc. L'analyse bourdieusienne se révèle pertinente dans un tel contexte, puisqu'il s'agit bien, outre la justification en termes religieux (« dharmiques » pourrait-on dire) de l'entreprise économique qu'est un centre bouddhiste, d'une prédominance d'un discours religieux qui « fonctionne en permanence comme instrument d'euphémisation ». Cependant et selon Bourdieu, il ne faut pas dissocier les fonctions économiques et les fonctions religieuses, « c'est-à-dire la dimension proprement économique de la pratique et la symbolisation qui rend possible l'accomplissement des fonctions économiques ». Le discours fait partie de l'économie même (et n'est pas, en ce sens, « idéologique »). La notion de « double-vérité » vient quant à elle, justifier des attitudes, comportements et actions contradictoires, parfois équivoques. Érigée en dogme, en idéologie (prise dans son sens générique), elle légitime des pratiques qui s'écartent de la norme, des règles éthiques. Mais le maître, perçu comme un bodhisattva, dans ses actions compatissantes pour le bien des êtres, peut être amené à s'écarter de ces règles éthiques et à les transgresser sans (en) être condamne. Par extension, les activités qui sous-tendent l'action des maîtres, activités sur lesquelles dépendent la diffusion et la transmission du dharma n'ont pas de limites tant qu'elles œuvrent pour le bien d'autrui. La démarcation entre ce qui est juste, éthique, bouddhiste et ce qu'il ne l'est pas, est alors délicate et l'on doit saisir comment les acteurs du terrain mobilisent ou non cette notion, ce qu'elle signifie à leurs yeux et les stratégies qui viennent s'y greffer.
p. 363
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