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Citation de Charybde2


Le taxi réduisit son régime. Lily aborda un chemin de terre en pente brutale et les cailloux fusaient sous les roues avec un bruit de torrent. Il était cinq heures, la forêt buvait la lumière des phares et les grands douglas asphyxiaient la route entre leurs falaises noires.
France Info ressassait les flashes de la nuit. L’urgentiste Patrick Pelloux en appelait à l’armée et à la Croix-Rouge maintenant, les effets de la canicule s’étaient mués en catastrophe nationale. Tous ces morts… Lily coupa le son. Les suspensions de son taxi tout neuf travaillaient pour compenser les cahots. Surgit dans les phares un nouveau carrefour, marqué d’une croix rouillée sur son socle de grisaille. Et un panneau enfin, éclaboussé par les phares : La Conche, lettres gercées par la dislocation des planches sur quoi on les avait tracées.
La pente s’accentua, obligeant à une reprise sévère jusqu’en haut de la côte. Enfin, un point de lumière électrique perça la nuit. Encore quelques crachotements de graviers et la ferme apparut. Une de ces bâtisses des monts de la Madeleine, à la frontière entre le Roannais et l’Auvergne, plantées comme des tiques dans le flanc des coteaux, basses de corps, large chef de tuiles, cours fermées où macéraient purin et chiures de volailles. La nature du point de lumière se révéla : une ampoule pendue devant l’étable, encroûtée de fientes d’hirondelles. La ferme n’avait pas connu d’amélioration visible depuis sa création. Murs gangrenés, balcons délabrés, tout y avait plus de cent ans. C’était une relique, un objet archéologique, presque un souvenir déjà. Lily coupa le moteur. Des ombres rôdaient autour de la voiture, mouvements furtifs ponctués de grognements. Lily n’aimait pas les chiens de ferme, qui vous contournent, queue basse regard sournois, pour mieux vous choper les mollets. Une fenêtre éclairée tout près promettait une réaction rapide, mais le secours ne vint pas du bâtiment d’habitation : l’étable s’entrouvrit et la carrure d’un homme se découpa dans un trait de néon. Il s’avança vers la voiture, gueulant pour que se taisent les chiens, balançant ses pieds bottés dans la pénombre. Les gardes s’éloignèrent et Lily put sortir. Elle lança un bonjour que le paysan lui retourna. Il poussa devant elle la petite porte et Lily pénétra dans la cuisine.
Ses deux clients se trouvaient là, levés à son entrée dans un bruit de carrelage raclé. C’était un couple de vieux paysans. La vieille était, des joues brûlées aux chevilles débordant des chaussures, une succession de rondeurs pliées par étages, comprimées dans une robe des dimanches noire, discrètement rehaussée de fleurs au col et aux manches, qui convient à toutes les cérémonies. Elle vint serrer la main de Lily. « Bonjour, madame. Vous avez trouvé facilement ? – Oui, oui, je connais bien le coin. » Elle eut à peine conscience d’avoir menti. Lily ne connaissait qu’une route, ici, qu’elle prenait pour se rendre chez Antoinette. Dans l’idée d’établir une connivence, elle ajouta : « Ma grand-mère habite à cinq kilomètres de là. » La vieille ne réagit pas. Dure d’oreille, conclut Lily. Le petit vieux s’approchait maintenant au milieu de ses raideurs. Hors le mimétisme de sa tenue des grands jours, il était l’opposé de sa femme ; une peau fripée agencée sur un squelette, et la peine dans chaque geste. Lily s’avança pour lui épargner d’autres pas et empoigna sa main décharnée. Contact glacé, rêche. Le regard transparent du vieux émergea de l’ombre de sa casquette, enfoncée jusqu’aux oreilles. « Vous êtes bien à l’heure, c’est bien. On va pouvoir y aller. » Sa voix avait arpenté la gorge depuis le fond, grasseyait entre les dents disjointes. Lily reconnut une voix de cancéreux. La même que celle de son père, fumeur indécrottable, vers la fin. Elle analysa instantanément la course de ce jour comme un dernier voyage.
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