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Citation de Partemps


La peinture est convoquée pour «disposer l’écart». Cela pourrait-il expliquer vos préférences
picturales? Par exemple pour Matisse, soulignant l’arbitraire (et les limites) de ses couleurs en ne
cessant de changer celles choisies pour telle première esquisse de tel tableau ? Par exemple pour Dezeuze,
dont vous dites, dans Ils affinent notre optique1
, que son œuvre «ne propos [e] rien d’autre que des essais d’enregistrement de cette différence», une «différence non logique» entre «le réel» et «les
langues»?
«Différence non logique » est une définition que Georges Bataille donne de
la «matière ». Il désigne, je suppose, ce qu’à la suite de Lacan, j’appelle volontiers
« réel », soit: « ce qui commence là où le sens s’arrête ». L’impulsion à faire art
(poésie aussi bien que peinture) surgit là: au lieu où les significations défaillent
et où l’organisation symbolique elle-même rencontre ce qui lui reste radicalement
irréductible. Cette impulsion relève le défi d’avoir à « enregistrer » les traces de cette
«matière », ou « réel » (jadis on a pu dire aussi « nature » – dans le même sens, je
crois). Sans la suggestion qu’existent ces traces, il n’y aurait rien, de l’impulsion que
je dis. Pourtant ça n’est jamais rien d’autre que pure suggestion: innommable suggestion. Peut-être est-ce cela qu’on a jadis appelé inspiration (mais on lui supposait une
origine, le souffle d’un dieu – et je n’y souscris évidemment pas). Jamais en tout cas
il ne s’agit de quelque chose comme d’un «monde » posé a priori et simplement
« représentable » par le vecteur maîtrisé d’une langue et d’un style.
Pour autant cela ne veut pas dire que cette matière (cette différence) serait une
sorte de donné sauvage (un en-soi extrinsèque au fait symbolique). L’idée même
qu’il y a de l’innommable ne se pense que dans la logique de la nomination et
l’intuition de l’irreprésentable est un effet du pouvoir de représenter. Nommant,
on ne nomme pas seulement le nommé. On ne nomme pas non plus (d’évidence)
l’innommable. Mais on ouvre au fond du nommé le vide de l’innommable et on
nomme cette ouverture. Cette idée et cette intuition sont au principe de l’élocution
poétique comme de la passion de peindre.
De même que le sujet de la poésie n’est rien d’autre que la poésie (la question de la poésie), de même la peinture n’a pas d’autre sujet qu’elle-même (ce que Flaubert notait quand il disait: « j’aime, dans la peinture, la peinture »). Les
peintres que j’aime, ceux qui me retiennent, sont ceux dont il est le plus évident
qu’ils n’ont pas souffert qu’un autre sujet les occupe: ceux qui cherchent, dans la
peinture, la peinture. Ceux, donc, qui peignent pour traquer les raisons mêmes
qui font qu’ils peignent. Il se trouve que ce sont les mêmes qui font alors fulgurer
dans leurs tableaux quelque chose comme l’éclat même du pouvoir de représenter
(la gloire du fait symbolique lui-même, arc-bouté sur l’irreprésentable « différence
non logique » qu’à la fois il tente d’incarner et maintient, pour tenir, comme différence irréductible). C’est peut-être un paradoxe. Il y a là, en tout cas, quelque
chose comme une « grâce » – dont je serais bien en peine de préciser la source et
les moyens d’action, mais sur laquelle la question de la représentation du Divin
(du Verbe) telle que la pose la peinture chrétienne a sans doute bien des choses à
nous dire.
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