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Citation de Partemps


Dans vos entretiens avec Hervé Castanet2
, vous dites : «peindre, c’est croire voir et toucher un
peu ». Vous faites référence, dans cette phrase, à votre passé de peintre, lorsque vous preniez plaisir
à copier des maîtres, comme Van Gogh, Gauguin, Modigliani, etc. Un chapitre de Grand-mère
Quéquette, intitulé «Une carrière brisée», le raconte sur un mode humoristique. Cette expérience
de jeunesse semble avoir profondément in-formé votre façon d’écrire. Pourriez-vous expliquer un peu
plus comment vous «croyez voir» dans vos textes littéraires, ou plutôt, puisque la poésie n’est qu’un
«comme si» ne faisant que figurer un geste de peintre plus ancien, comment vous produisez l’illusion
du «croire voir» du peintre? Autrement dit quelles qualités propres à l’optique influencent votre
matériau verbal?
Le pas encore écrivain que j’étais alors et qui barbouillait vaguement quelques
toiles, peut-être qu’il tentait, naïvement, de toucher un peu plus de matière de monde
que ne donne à en toucher le fait de s’escrimer avec les mots. Le toucher dont je parle
a ce sens-là, d’abord, grossier. Car, au moins, peindre vous fait triturer et caresser
de la matière (ça dégouline, s’empâte, sèche, fige, rutile, pue). Mais la pommade
qui sort des tubes de couleurs n’est pas un simple échantillon de la catégorie matière.
Et toucher à la peinture (en tâter, comme on dit) fait aussi lever, devant les yeux
avides de ces corps et de ces « natures » dont la vie banale les frustre, des images
impérieuses dont on peut se dire que, les ayant vues, on a vu, de la vie, autre chose
– voire, d’elle, du plus vrai. Par exemple (salut à Gauguin !) des corps de femmes
nues, des textures de peau, des soleils exotiques, des couleurs de ciels comme on
n’en voit pas. Sauf que ce ne sont toujours que des images. De la vie vraie, les images,
puisque rien qu’images, nous disent aussi bien l’absence. Ça ne fait rien : avoir cru
voir nous aura au moins fait approcher (ou toucher: voilà un deuxième sens, un peu plus subtil) cette énigme: que le vrai de la vie ne se livre que dans ces tableaux ou
ces poèmes assez frais, assez forts, assez violents pour dépasser les réalités qu’on
nous assure être la vie à quoi nous serions voués. On s’avisera alors que cette énigme
s’appelle « art ». Et on en conclura que c’est dans l’expérience de ces fictions d’art
qu’on peut dépasser la fiction (la fiction idéologique, par exemple) qu’on veut nous
faire prendre pour la réalité. On devra cependant admettre que c’est au prix d’une
relégation de ladite « vraie vie », impeccablement intouchable, derrière les représentations sans lesquelles nous n’aurions même pas l’idée qu’elle est et nous appelle à
elle. C’est ainsi, je crois, qu’enfant, adolescent, les cieux de la peinture ont « affiné
mon optique », comme dit magnifiquement Rimbaud.
Une fois grandi, on brode là-dessus. On comprend que les parlants sont irrémédiablement posés à distance du monde, qu’il n’y a pas pour eux d’autre rapport
au monde que médiatisé. Que les conditions de cette médiatisation sont d’une part
le fait même de la parole, d’autre part la saisie optique des choses (qui est aussi bien
mise à distance des choses). On comprend un peu mieux aussi pourquoi parler, du
coup, et sans doute plus encore écrire, comme par une inversion mécanique du sensible, tient d’un désir de séduire, c’est-à-dire de paradoxalement détourner la parole
de sa fatalité séparatrice pour lui demander un peu de monde, un peu de réel dont,
entre autres, une chance de toucher: toucher les pensées (par le partage intellectuel),
les cœurs (par l’émotion), les corps (par la sensualité érotisée). Et on comprend
encore peu à peu ceci : qu’il n’y a pas de regard pur, miraculeusement lavé de ce qui
fait des hommes des hommes: qu’ils parlent. On en vient alors à saisir que, pour
la créature parlante, le regard (je cite Francis Ponge, un écrivain que nous aimons
beaucoup tous les deux), c’est toujours « le regard tel qu’on le parle ».
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