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Citation de Partemps


Les descriptions de tableaux que vous proposez dérivent le plus souvent vers d’autres récits, et
les cumulent, même. Ils peuvent raconter l’histoire de tel ou tel détail du tableau. Ces pages descriptives correspondant alors strictement à ce que la rhétorique antique appelait ekphrasis. «Matisse
en famille» en est un exemple. En effet, très vite l’évocation visuelle de l’homme «en pyjama bleu à
rayures verticalement dans des noirs un peu grattés de peluche» est oubliée. Vous enchaînez par: «je
le devine même radieux, il vient d’ingérer, avec son café retour de lycée et le bout de sieste, tartine de
coulommiers. Il aime bien le coulommiers». Ce récit tire la description du tableau (censé proposer
une simultanéité optique) vers le monde de la temporalité discursive et des suppositions logiques. Le
fait que vous accumuliez de tels récits devient alors éminemment suspect. Faut-il lire dans ce cumul
plus ou moins hors sujet par rapport au compte-rendu visuel de la toile, une façon, parmi d’autres,
qu’a l’écrivain (vous) de rappeler qu’il reste écrivain, quand bien même il cherche à se faire peintre? et
même qu’il ne se fait peintre que pour mieux montrer combien il est un écrivain selon votre idéal? Cet
idéal est suggéré au début du «Matisse en famille»: «Comment franchir ce mur de couleurs toutes
prêtes pour les colères? Comment seulement même le blanchir, pour poser crottilles de coulis à soi sur
le paysage et y mettre paix ?»
Dans un tableau, comme dans un livre, on entre, vous le savez bien, comme
on le faisait dans ces cafés d’autrefois où on pouvait « apporter son manger ». Le
manger qu’on y apporte c’est sa culture, son petit bagage de codes de lecture, son
désir, son imaginaire, la capacité que chacun à en soi de produire d’une part de
l’interprétation, de l’autre de la fable: de légender les œuvres qu’il contemple. Ce
pourquoi, si l’enjeu n’est pas d’ordre scientifique (la critique d’art, l’iconographie),
il n’y a rien qui puisse a priori être « hors sujet » quand on se « raconte » une œuvre
(l’effet sensoriel qu’elle vous a fait, l’effervescence de pensée qu’elle a suscitée en
vous); et rien qui, dans ce récit, ne soit « oubli » de l’œuvre, puisque celle-ci fut la force d’entraînement sans quoi, de récit, il n’y aurait pas eu. L’entrée en scène du monsieur qui aime le coulommiers (le père du narrateur) est commandée, comme
j’ai déjà dit, par son identification à la figure matissienne de l’homme en pyjama
(Matisse ironiquement autoportraituré) dans une scène où le narrateur à la fois
feuillette des livres d’art dans l’humidité sombre du bureau de son père, à la fois
regarde, au dehors, l’éclat du jardin sensuellement avivé par la chaleur d’été. La
trivialité du pyjama rayé porté par l’homme (peut-être le premier pyjama, peut-être
même le seul, dans l’histoire de la peinture?) n’est pas pour rien dans l’identification dont je parlais parce qu’elle connecte avec les éléments carnavalesques (la
bouffonnerie) de ma fiction. Mais pas plus que l’inversion matissienne des perspectives (le fond sauvagement coloré – le jardin – faisant appel d’air sensuel en
revenant vers les grisailles du devant, là où sont les figures humaines, lourdement
familiales). La fiction, à sa façon, décrivant le tableau (ekphrasis, oui), rejoue ce renversement: elle fait monter du fond entraperçu (dans l’espace du tableau comme
dans le temps réel qu’évoque la scène racontée) les visions sensuelles (les couleurs,
la nature, les corps féminins imaginés…), au travers du mur de la « réalité » : les
interdictions (morales), le confinement (l’espace familial où vit « en vrai » le narrateur) et les représentations déréalisantes (la langue d’usage courant, l’idéologie
implicite qui soude la famille à son espace et à son temps). Mais alors il ne s’agit
plus d’un simple dépliement temporalisé des composantes scéniques du tableau. Il
s’agit plutôt de construire une sorte d’allégorie: les données (esthétiques, méthodiques, techniques – et anecdotiques) du tableau sont recyclées dans le mouvement
général du récit (les démêlés du narrateur et de sa grand-mère); mais le tableau
tout entier (ce pourquoi j’ai tenu à en reproduire, dans le livre même, un relevé graphique) reste là, comme filigrane structurant ou comme surimpression spectrale:
parce qu’à ce moment-là de la fiction c’est lui qui lui donne son sens symbolique; c’est en lui (dans la cohérence de l’image qu’il est) que se trouvent ramassés les
effets de sens que le récit, à cet endroit, tente de développer. Ainsi il devient l’emblème de ce sur quoi la fiction réfléchit et à quoi elle s’active: tenter de faire surgir
un jardin de langue libre, vivante, sensuelle – au travers du mur à la fois décrépi
et trivialement bariolé des représentations qu’on (l’assentiment socialisé) voudrait
nous faire prendre pour la réalité.
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