La couleur bleuet, songea-t-elle, était apparemment la seule vraie teinte dans la vie de Danilo Djordan. Pour le reste, elle ne voyait que beaucoup de gris, de noir et de solitude.
Sans passeport, il était prisonnier. Il ne pouvait pas réserver une place d’avion, il ne pouvait même pas suivre Pascal, comme n’importe qui de normal. Son bonheur dépendait de quelques employés en gilet qui ne jugeaient pas utile de lui donner les papiers auxquels il avait légalement droit. Il était un Albanais du Kosovo, il passait après les autres. Il donna un coup de torchon sur son plateau et prépara les commandes.
Le passé réussissait toujours à se frayer un chemin, il se glissait par d’infimes fissures pour s’infiltrer dans le présent comme l’eau dans la baignoire du voisin d’en haut. Et soudain, on voyait apparaitre d’affreuses taches sur le mur immaculé.
Le fleuve emportait avec lui les décennies et les siècles, les temps où des guerres étaient menées et des frontières redessinées, où des cultures connaissaient leur apogée ou amorçaient leur déclin.
Ljubinka avait le souffle court et son élocution était heurtée. Il voyait ses articulations enflées, il savait qu’elle avait mal aux jambes, au dos aussi, et qu’elle ne se plaindrait jamais de ses douleurs. Il s’en voulait de son impuissance : tout ce qu’il pouvait faire pour elle, c’était de découper tous les jours ce fichu carton en bandes qu’il enroulait autour de la poignée métallique. Les mains de Ljubinka n’étaient pas faites pour aller chercher de l’eau deux fois par jour et trimballer des seaux par monts et par vaux sur trois kilomètres et demi. Il leur restait encore à gravir la colline et traverser la forêt, et le carton était déjà en lambeaux !