Il efface de son visage l'expression d'autosatisfaction, mais ne parvient pas encore à enfiler le masque du repentir. Il le fera un peu plus tard. Après m'avoir embrassée une seconde fois. Après m'avoir dit : « Embrasse la grenouille ; je veux devenir le prince. »
Assommée. De sa voix empreinte de douceur le Provincial vient d'affirmer que le frère, dont il est responsable, peut imposer une relation sexuelle à une sœur, ignorer le refus constant de sa victime et... garder toute la confiance de son supérieur. Commettre des viols à répétition ne serait pas un empêchement pour occuper les postes importants, tant que personne d'autre ne se manifeste.
« Et alors ? Il a abusé de moi sous votre nez, dans l'hôtellerie du couvent. Vous l'avez même interrogé sur la nature de nos relations, au moins à deux reprises. Il vous a menti, et vous dites que vous l'avez cru. Maintenant, il est à l'autre bout du monde, et vous ne trouvez aucune objection à l'idée de lui accorder de nouveau l'aura de confiance de l'ordre, la charge des âmes de vos frères, l'accès à l'argent sans qu'il ait à en rendre compte à quiconque, la liberté de mouvement et j'en passe. Des écarts, il peut en faire autant qu'il veut sans que la moindre sanction ne vienne par la suite. Pour couronner le tout, il est prieur de nouveau. Pourquoi s'arrêterait-il ? »
Je vois les deux grosses larves s'approcher de mon visage et je crois que rien ne m'arrivera. Parce que je ne le veux pas. Sa limace de langue se tortille pour passer le barrage de mes dents serrées et entoure la mienne, tel un python. D'un coup, elle se transforme en un poisson aux écailles glissantes, frétille à l'intérieur de ma bouche, m'écœure.
On a trouvé une annonce dans "Famille Chrétienne" : fille au pair. Après la conversation téléphonique, je m'attendais à une vie de prière intense, comme je l'ai vue dans de nombreuses familles catholiques jusque-là. Sur place, le régime était d'une messe par semaine, dans un sanctuaire situé à cinq minutes de marche lente. La plus longue prière que j'aie jamais entendue chez eux était : « Bénis, Seigneur, ce repas. » Pas une minute de loisirs, même pour boire un verre d'eau. Je devais être rapide et efficace pour amortir les quinze euros qu'ils dépensaient à me payer pour une journée de quatorze heures.
J'étais considérée comme coupable alors que rien ne s'était encore passé. J'étais considérée comme séductrice alors qu'il essayait de m'embrasser à travers les grilles de mon monastère et que j'ai reculé. Lui, il était le héros qui fuyait la tentation ; moi, je n'étais qu'une tentation qu'il devait fuir. Pas une sœur qu'il devait aider.
Comment lui dire ? Comment lui faire comprendre que je ne me suis pas donnée ? Il m'a prise. Il m'a prise malgré tous les stratagèmes que j'ai déployés pour me protéger. Il m'a prise malgré tous mes « non ». Malgré l'humour que j'essayais, tant bien que mal, d'utiliser pour qu'il entende. Malgré mes larmes. Car, de temps en temps, je pleure. C'est rare. Cela ne m'apporte aucun soulagement. Le « soulagement » vient quand je retombe dans la dissociation. Vide.