Toute crainte l’avait abandonnée ; une joie subtile semblait l’habiter, redressant parfois son visage, et son regard quittait le clavier pour se poser sur un point qu’elle seule découvrait dans espace. Elle jouait par cœur et ses doigts semblaient courir sur le clavier pour son seul enchantement. Un sourire intérieur la transfigurait, lui donnant une expression lointaine, l’isolant dans un impénétrable domaine. Par moments, pourtant, une crispation douloureuse creusait ses traits, et sa tête se renversait légèrement en arrière comme si l’air lui manquait. Puis un sourire revenait et elle s’inclinait de nouveau vers le clavier. Comme elle se remettait à jouer, après une pause, un tressaillement la parcourut et elle tourna vivement la tête vers la salle.
Cette chère petite, ne s’habitue pas à affronter un auditoire pourtant conquis d’avance. Et étant donné la fragilité de ses nerfs, de son cœur, léguée par son père, il lui faudrait, aux dires des médecins, une existence calme, sans émotions, sans surmenage. L’art pour l’art ! Mais la vie a des exigences…
Je n’ai jamais aimé. Il paraît que c’est très grave, à mon âge. Comme une maladie d’enfant s’abattant sur un adulte. Je vous aime. J’y ai pensé toute la nuit, mais comme je ne sais rien en dehors des intégrales et des bilans financiers, je ne puis vous développer ces trois mots en dix chapitres de roman. Je ne lis jamais de romans, ils m’assomment. La vie est autrement passionnante ! Si vous m’épousez, nous vivrons, voilà tout. Vous ferez tout ce que vous voudrez, et rien que ce que vous voudrez, dans un des plus beaux pays du monde. Et d’abord votre musique. Plus de concerts, plus de public, plus de Guismann pour vous traîner à son bras en vous tapotant la main devant le monstre prêt à vous dévorer. La liberté… et l’art pour l’art !
La grâce souple de ses moindres gestes, le charme de sa voix, la gaieté de son sourire, faisaient d’elle une radieuse incarnation de la jeunesse. Etait-elle jolie ? A cette question, tout le monde, sans hésiter, eût répondu « oui ». Puis, après un examen attentif, on aurait sans doute noté le nez impertinent, fort peu académique, mais si spirituel ! la bouche trop grande, mais si rouge ! le teint trop pâle, mais si pur ! Seulement, les splendides yeux noirs rayonnaient une vie intérieure intense, passionnée, les cheveux courts, rejetés en arrière, découvraient un front incomparable, se massaient sur la nuque en boucles sombres, et les dents illuminaient un sourire inoubliable de grâce, de bonté, de douceur malicieuse.
Les hommes sont si vaniteux ! Ils veulent toujours triompher d’un obstacle, ou du moins le croire.
Tout jeune, attiré par les lointains voyages et les recherches archéologiques, Pascal avait cru pouvoir se dérober et partir, à la sortie de l’école des Chartes, pour l’Egypte, l’Arabie, et le Tibet. Mais la guerre l’avait pris, et, après la guerre, les exigences de la paix… Et il aimait ce petit groupe d’humbles demeures où palpitaient des cœurs amis ; il l’aimait de tout le sacrifice qu’il lui avait secrètement consenti.
Puis, dans sa solitude, l’art vint à son secours. Tout en suivant les cours de l’école des Chartes, il avait fréquenté les ateliers de Montparnasse ; dans les tranchées, il s’amusait à modeler dans la glaise des types de poilus qui avaient un succès prodigieux auprès de ses camarades.
Sur leur passage, bien des regards d’envie enveloppaient Soline, et nombreuses étaient les réflexions aigres-douces faites assez haut pour qu’elle les entendît. On ne lui pardonnait pas d’être jolie, élégante, fêtée, et pauvre… Ah ! si elle avait pu « payer », elle aussi, si elle avait pu les acheter, de quelque manière que ce fût, comme elle les aurait vus à ses pieds, tous ces envieux, rongeant leur frein sous un masque de basse adulation, comme elle les voyait ce soir, dans le fumoir où elle venait de pénétrer, faisant leur cour à Knighton !…
Il faut élever notre petit ; il faut être chef de famille et gagner tout de même de l’argent, sans quitter le foyer ! Grâce à Dieu qui ne m’abandonne pas, grâce à vous, grâce aux copies que vous me procurez, je ne chôme guère. Puis, il y a les historiettes, les romans d’aventure qu’on me prend dans les journaux d’enfants ; et, maintenant, je puis viser plus haut, puisque la « collection l’Eglantine », dont la réputation est établie depuis plus de cinquante ans, disent les prospectus, – va publier mon premier « vrai » roman.
J’aime…j’aime celui qui ne viendra peut-être jamais… Celui qui a une intelligence pour comprendre ce que je comprends, un cœur pour sentir ce que je sens, pour aimer ce que j’aime… Celui qui est pauvre et joyeux, tendre et brave, laborieux et sans souci, heureux d’un rayon, d’un chant, d’un parfum ! Celui, enfin, qui sait que la vie est bonne, et belle, et généreuse, parce que Dieu l’a voulu ainsi, et qui ne réduit pas toutes choses à un chiffre, à un prix, comme cet étranger qui achète tout ici, tout, même moi !
Lui, Olivier Rudelle, le riche, le grand Rudelle, qui eût pu choisir pour femme la plus riche, la plus belle et la plus titrée, lui qui avait déjoué pendant vingt ans la stratégie des marieuses et des mères de famille, il voulait l’épouser ?
« Je ne suis pas jolie, songeait Sabine, je ne brille pas dans un salon, je n’ai aucune qualité de maîtresse de maison. Timide, maladroite, je n’existe pas en dehors de ma musique ?… Le coup de foudre ? Bêtise ! »