Toute crainte l’avait abandonnée ; une joie subtile semblait l’habiter, redressant parfois son visage, et son regard quittait le clavier pour se poser sur un point qu’elle seule découvrait dans espace. Elle jouait par cœur et ses doigts semblaient courir sur le clavier pour son seul enchantement. Un sourire intérieur la transfigurait, lui donnant une expression lointaine, l’isolant dans un impénétrable domaine. Par moments, pourtant, une crispation douloureuse creusait ses traits, et sa tête se renversait légèrement en arrière comme si l’air lui manquait. Puis un sourire revenait et elle s’inclinait de nouveau vers le clavier. Comme elle se remettait à jouer, après une pause, un tressaillement la parcourut et elle tourna vivement la tête vers la salle.
Je n’ai jamais aimé. Il paraît que c’est très grave, à mon âge. Comme une maladie d’enfant s’abattant sur un adulte. Je vous aime. J’y ai pensé toute la nuit, mais comme je ne sais rien en dehors des intégrales et des bilans financiers, je ne puis vous développer ces trois mots en dix chapitres de roman. Je ne lis jamais de romans, ils m’assomment. La vie est autrement passionnante ! Si vous m’épousez, nous vivrons, voilà tout. Vous ferez tout ce que vous voudrez, et rien que ce que vous voudrez, dans un des plus beaux pays du monde. Et d’abord votre musique. Plus de concerts, plus de public, plus de Guismann pour vous traîner à son bras en vous tapotant la main devant le monstre prêt à vous dévorer. La liberté… et l’art pour l’art !
Cette chère petite, ne s’habitue pas à affronter un auditoire pourtant conquis d’avance. Et étant donné la fragilité de ses nerfs, de son cœur, léguée par son père, il lui faudrait, aux dires des médecins, une existence calme, sans émotions, sans surmenage. L’art pour l’art ! Mais la vie a des exigences…
Lui, Olivier Rudelle, le riche, le grand Rudelle, qui eût pu choisir pour femme la plus riche, la plus belle et la plus titrée, lui qui avait déjoué pendant vingt ans la stratégie des marieuses et des mères de famille, il voulait l’épouser ?
« Je ne suis pas jolie, songeait Sabine, je ne brille pas dans un salon, je n’ai aucune qualité de maîtresse de maison. Timide, maladroite, je n’existe pas en dehors de ma musique ?… Le coup de foudre ? Bêtise ! »
Comme à son premier concert, et malgré sept années de succès croissants, Sabine, face au public, était en proie à un trac hideux, une véritable agonie. L’hydre aux têtes innombrables tendues vers elle, avec ses milliers d’yeux avides, se dressait, s’avançait, allait sauter sur la scène, la saisir, la dévorer…