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Citation de Landulphe


Je comprends et je partage l’insistance de ceux qui se sont obstinés à l’identifier (Krasnov) avec ce mort sans nom propre, enseveli et désenseveli à Villa Santina. Il y a une vérité dans cette conjecture erronée : il y avait en lui, en dépit de ce faste pathétique et coupable, un trait d’humanité qui aurait mérité cette fin authentique, la nudité et l’absolu de la mort après tant de pompeuses erreurs et d’illusions sur soi-même, le salut de celui qui se dépouille des signes distinctifs du commandement et qui disparaît dans la masse anonyme des fuyards, frère entre ses frères, fils d’Eve qui retourne à la terre et lui remet le sabre par lequel il lui a fait du mal. C’est peut-être un désir inconscient de rachat qui a poussé de nombreux chercheurs, attentifs et méticuleux - et il m’y conduit aussi parfois -, à supposer que cet homme qui croyait à l’aventure était capable d’admettre, à la fin, que la sienne était erronée et que la véritable, la plus risquée des aventures est de reconnaître l’impossibilité de nos rêves égocentriques et absurdes, accepter avec humilité cette désillusion nécessaire, descendre du cheval empanaché et cheminer sur les chemins de cette terre qui accueille et soutient tous les voyageurs, sans distinction de rang.
Ce sabre brisé, cette garde sans lame affleurant de la tombe rouverte me fait venir à l’esprit une image que je n’ai pas revue depuis des années, depuis que mes jambes ne peuvent plus me porter dans les bois du Monte Nevoso, là où passait l’ancienne frontière orientale italienne, et où se trouve aujourd’hui la limite entre la Croatie et la Slovénie. Quand on monte dans le bois en direction d’une grotte qui s’appelle Tri Kalici, sous le sommet, à un certain moment, on rencontre - on rencontrait du moins, mais il y est certainement encore - un vieux tronc abattu, un arbre mort depuis des années, déjà défait et dissous, mais pas entièrement. Je suis monté plusieurs fois, année après année, à Tri Kalici, et cet arbre était toujours là, chaque fois plus effrité et plus prêt à se confondre avec la terre, mais il demeurait toujours lui-même, dans sa forme et dans le souvenir de sa forme. En passant devant lui, je le saluais comme un frère. Le voyant se défaire et pourtant conserver encore sa singularité, j’acceptais ce destin - comprenant que c’était aussi le mien, et que chaque année il se rapprochait de moi - sans peur, je dirais presque avec révérence et affection. Et dans cette étreinte avec la terre, il me semblait percevoir une tendresse rassurante, quelque chose de chaud et de maternel, semblable à ce que j’imagine être l’amour de la femme interdit à un prêtre : serrer en toute confiance dans ses bras un corps doux et fort, grand.
Cette garde affleurée parmi les mottes de terre me fait penser à ce tronc, qui sera aujourd’hui bien plus effacé qu’autrefois, mais pas complètement encore. Elle me fait penser à la brieveté de notre vie et me semble concilier le grand oui que nous disons à l’heure de notre crépuscule, en l’acceptant sereinement, avec cette petite résistance que nous lui opposons à juste titre, même quand nous croyons, comme je le crois, être rassasiés et fatigués de la vie, car si un après-midi de plus au café San Marco est bien peu de chose par rapport à l’éternité, c’est toujours quelque chose, et ça n’est peut-être pas rien. Quelle que soit la personne qui a pu tenir en main cette garde de sabre perdue et retrouvée par la bêche du fossoyeur, il me semble qu’elle a été offerte en sacrifice par cet inconnu, non seulement pour lui mais aussi pour les autres et en quelque sorte pour toi et pour moi aussi, ton vieux don Guido qui te remercie et te salue très affectueusement comme toujours, mon cher don Mario, d’une âme sereine et, je ne sais pourquoi, particulièrement allègre aujourd’hui, je dirais même reconnaissante, si je regarde le monde par-delà ma fenêtre.
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