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Citation de mimo26


LA MAIN DU DESTIN
— Ton cousin Alexander cherche une épouse, déclara James Drummond en levant les yeux de la lettre qu’il tenait à la main. Apprenant qu’elle était convoquée dans le grand salon, Elizabeth avait ressenti un pincement au cœur. Une telle solennité était en général synonyme de remontrances suivies d’une punition. Père avait dû trouver qu’elle avait eu la main un peu lourde, ce matin, en salant le porridge. Ce qui revenait à jeter l’argent par les fenêtres, et allait à coup sûr lui valoir de le manger sans sel jusqu’à la fin de l’année. Elle resta donc bouche bée lorsqu’il lui annonça cette extraordinaire nouvelle. — Il demande la main de Jeannie, le nigaud ! Ne sait-il donc pas que le temps passe ? James brandit la lettre avec indignation, puis, tapi dans les ténèbres de son vieux fauteuil à oreillettes, reporta son regard sur sa cadette, qui se tenait devant lui en pleine lumière, et dit : — Bah ! une femme en vaut une autre. Ce sera donc toi. — Moi ? — Oui, toi. Serais-tu sourde ? Je ne vois personne d’autre ici. — Mais, père, s’il demande Jeannie, il ne voudra pas de moi. — Crois-moi, là où il demeure, n’importe quelle jeune femme respectable et de bonne éducation fera l’affaire. — Où habite-t-il ? questionna-t-elle, sachant qu’elle ne serait pas autorisée à lire la lettre. — En Nouvelle-Galles du Sud, grommela James avec satisfaction. Il semblerait que ton cousin Alexander ait amassé une jolie fortune dans les mines d’or. Il fronça les sourcils. — Ou tout au moins assez d’argent pour pouvoir s’offrir une épouse. Une fois passé le premier choc, ce fut l’abattement. — Ne ferait-il pas mieux de se chercher une épouse sur place ?
— En Nouvelle-Galles du Sud ! Là-bas, il n’y a que des femmes de mauvaise vie, du gibier de potence ou des chichiteuses. Non, la dernière fois qu’il est venu au pays, il a vu Jeannie et s’est épris d’elle. Il m’a demandé sa main. J’ai refusé ; pourquoi aurais-je donné Jeannie en mariage à un apprenti chaudronnier des bas quartiers de Glasgow ? D’autant qu’elle n’avait que seize ans à l’époque. Tout comme toi, ma fille. C’est pourquoi je suis convaincu que tu lui conviendras ; il les aime jeunes. Ce qu’il veut, c’est une femme écossaise à la vertu irréprochable et du même sang que lui. Enfin, c’est ce qu’il dit, du moins. James Drummond se leva, puis, ignorant sa fille, se dirigea vers la cuisine. — Va me préparer du thé. La bouteille de whisky fit son apparition tandis qu’Elizabeth jetait le thé dans la théière et y versait l’eau bouillante. Presbytérien – et doyen de la congrégation, de surcroît –, son père n’était pas enclin à la boisson, et encore moins à l’ivresse. Tout au plus versait-il une goutte de whisky au fond de sa tasse à l’annonce d’une grande nouvelle comme la naissance d’un petit-fils. Mais en quoi cette demande en mariage était-elle une grande occasion ? Comment allait-il se débrouiller sans sa fille pour tenir son ménage ? Et que disait la lettre, au juste ? Le whisky allait peut-être lui délier la langue, songea Elizabeth tout en remuant le breuvage avec une cuiller pour le faire infuser plus vite. Lorsqu’il avait bu un petit coup, son père devenait plus loquace. Il n’était pas impossible qu’il lui dévoile ses secrets. — Mon cousin Alexander dit-il autre chose ? s’enhardit-elle à demander lorsqu’il eut avalé la première tasse et qu’elle lui en versa une seconde. — Pas grand-chose. Il n’est guère disert. C’est un Drummond. Il laissa échapper un petit reniflement de mépris. — Un Drummond ! Si l’on veut. Il a changé son nom pour Kinross quand il était en Amérique. Tu ne seras donc pas Mme Alexander Drummond, mais Mme Kinross. Ni sur le coup ni même beaucoup plus tard, lorsque le temps se fut écoulé, Elizabeth ne songea à contester cette décision arbitraire qui allait changer le cours de son existence. Plus encore que les sermons du révérend père Murray, la seule idée de désobéir à son père la glaçait d’effroi. Non pas qu’elle fût lâche ou pusillanime ; mais, ayant perdu sa mère de bonne heure, elle avait passé sa courte vie entre deux vieillards tyranniques, son père et son ministre du culte.
— Kinross est le nom de notre bourg et de notre comté, pas celui d’un clan, remarqua-t-elle. — Il avait de bonnes raisons d’en changer, répondit James avec une indulgence inaccoutumée tout en sirotant sa deuxième rasade. — Quelque chose comme un crime, père ? — J’en doute, sans quoi il ne se montrerait pas aussi audacieux aujourd’hui. Alexander a toujours été une forte tête. Un garçon ambitieux. Ton oncle Duncan a eu beau faire, il n’a jamais réussi à le dresser. James laissa échapper un gros soupir de satisfaction. — Alastair et Mary vont pouvoir venir vivre à la maison. Ils toucheront un joli pécule quand je serai six pieds sous terre. — Un joli pécule ? — Oui. Ton futur époux m’a envoyé un billet à ordre pour couvrir les frais de ton voyage en Nouvelle-Galles du Sud. Un millier de livres. Elizabeth en eut le souffle coupé. — Un millier de livres ! — Parfaitement. Mais ne va surtout pas te monter la tête, ma fille. Tu auras vingt livres pour te constituer un trousseau, et cinq pour ta robe de mariée. Monsieur exige que tu voyages en première classe en compagnie d’une femme de chambre ; et puis quoi encore ? Och ! une telle extravagance est intolérable ! Dès demain, je vais faire passer une annonce dans les journaux d’Édimbourg et de Glasgow. Ses paupières bordées de cils blonds et raides s’abaissèrent, signe de profonde réflexion. — Tout ce que je veux, c’est un couple respectable, membre de la congrégation, qui souhaite émigrer en Nouvelle-Galles du Sud et accepte de t’emmener avec lui là-bas moyennant cinquante livres de rétribution. Ses cils se relevèrent, dévoilant des yeux bleus pétillants. — On ne laisse pas passer une telle aubaine. Quant aux neuf cent vingt- cinq livres restantes, elles seront pour moi. Une somme rondelette. — Êtes-vous certain qu’Alastair et Mary accepteront de venir vivre ici, père ? — S’ils refusent, ma cagnotte ira à Robbie et Bella, ou à Angus et Ophelia, dit James Drummond, sûr de lui.
Après lui avoir servi les deux grosses tartines de pain au lard qui constituaient son souper du dimanche, Elizabeth jeta son châle sur ses épaules et s’esquiva sous prétexte d’aller s’assurer que la vache était rentrée à l’étable. La maison où James Drummond avait élevé sa nombreuse famille se trouvait dans la commune de Kinross, chef-lieu du comté du même nom. Avant-dernier d’Écosse en termes d’importance, Kinross n’en jouissait pas moins d’une certaine prospérité. Une filature, deux minoteries et une brasserie crachaient dans l’air des nuages de fumée noire. Dimanche ou pas, il était hors de question de laisser s’éteindre les chaudières pour devoir les rallumer le lundi matin. La présence d’une grande quantité de houille dans le sud du comté avait permis l’implantation d’une modeste industrie locale grâce à laquelle James Drummond n’avait pas eu à subir le sort d’un grand nombre de ses compatriotes, obligés de quitter leur terre natale pour aller gagner leur vie ailleurs ou tenter de survivre dans les taudis sordides des grandes villes. Tout comme Duncan, son frère aîné, le père d’Alexander, James avait travaillé pendant cinquante-cinq ans à la filature qui fabriquait le fameux tartan que les Sassenachs1 s’arrachaient depuis que la reine avait mis l’écossais au goût du jour. Les vents impétueux des hautes terres balayaient au loin la fumée des cheminées, ouvrant la voûte bleue du ciel jusqu’à l’infini. À l’horizon, on apercevait les monts Ochils et Lomond empourprés par la bruyère d’automne. Là-bas, dans ces montagnes sauvages où ne vivaient qu’une poignée de métayers dans des chaumières délabrées, les gentlemen-farmers n’allaient pas tarder à venir tirer le cerf ou pêcher dans les lochs. Mais pas à Kinross, plaine fertile où l’on pratiquait l’élevage. Les bœufs fournissaient une viande digne des meilleures tables de Londres, les chevaux étaient de fringantes montures ou de robustes animaux de trait, les moutons donnaient leur laine aux filatures et leur viande aux gens du cru. Il existait également des cultures depuis qu’on avait assaini le sol bourbeux, cinquante ans auparavant. En bordure de Kinross s’étendait le loch Leven, un grand lac frissonnant, du bleu métallique des lacs écossais alimentés par des sources jaillies de la tourbe. Sur le rivage, à quelques pas seulement de la maison – dont elle n’eût jamais songé à s’éloigner –, Elizabeth contemplait au loin les prairies verdoyantes s’étirant entre le loch et le Firth of Forth. Parfois, quand le vent soufflait de l’est, elle sentait les froids effluves chargés de sel de la mer du Nord, mais aujourd’hui il arrivait des montagnes, chargé de l’odeur piquante de la terre de bruyère. Sur l’île de Lochleven se dressait le château où Marie Stuart avait vécu prisonnière pendant près d’un an. Quel effet cela faisait-il d’être à la fois souveraine et captive ? Une femme qui s’efforçait de régner
sur un pays peuplé d’hommes fiers et rebelles… Mais une femme qui avait essayé d’instaurer la foi catholique, de sorte qu’Elizabeth Drummond, fervente presbytérienne, ne pouvait l’admirer. « Je vais bientôt me rendre en Nouvelle-Galles du Sud pour épouser un inconnu, songea-t-elle. Un homme qui a demandé la main de ma sœur et non la mienne. Mon père se sert de moi comme d’un pion sur un échiquier. Qu’adviendra-t-il si, à mon arrivée là-bas, cet Alexander Kinross ne me trouve pas à son goût ? Si c’est un homme d’honneur, il me renverra chez moi ! Ce qu’il est sans doute, sans quoi il n’aurait pas demandé une Drummond en mariage. Et puis j’ai lu quelque part que dans ces colonies éloignées les épouses respectables étaient rares. Oui, il m’épousera certainement. Dieu tout-puissant qui êtes aux cieux, faites qu’il m’aime ! Faites que je l’aime ! » Deux ans durant, elle avait fréquenté la classe du révérend Murray, assez longtemps pour apprendre à lire et à écrire ; elle avait lu abondamment, quoique toujours la
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