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Citation de mariecesttout


Transgression

Comme Oreste, héros des Euménides, la tragédie grecque à laquelle son titre fait allusion- et qui selon son auteur donna d'emblée à son roman sa " structure sous-jacente"- Les Bienveillantes- a été tout aussi accablé de louanges que couvert d'opprobre. Dès sa sortie en France, en 2006, il a été couronné des plus prestigieux lauriers de la critique: salué par des recensions enflammées, il a également reçu le prix Goncourt et le Grand Prix du roman de l'Académie française. Il a de surcroit connu un étonnant succès commercial..
Cette salve de hourras et d'euros , pour un thème, disons-le, plutôt sensationnel- le livre ,qui pèse son petit millier de pages, se présente sous la forme des mémoires d'un officier SS qui, outre ses activités de guerre qu'il relate par le menu, est également un matricide homosexuel qui entretient une relation incestueuse avec sa soeur jumelle -, a joué un rôle non négligeable pour conférer au roman l'éclat du triomphe et de l'excès qui accompagne son arrivée sur les rives étrangères.
Les attaques ont aussi été légion- et sont parties de France même. Claude Lanzmann, auteur du documentaire épique Shoah dont Littell dit s'être inspiré pour son livre, ne fut pas le seul à dénoncer ce qu'il appelait le " décor de mort" .

On ne s'étonnera donc pas qu'un livre prétendant offrir un récit convaincant de ce que pourrait être une personne apparemment civilisée qui finit par commettre des actes d'une inimaginable barbarie ait, dans l'ensemble, été accueilli avec enthousiasme et, dans une moindre mesure, vigoureusement rejeté dans un pays qui entretient un rapport historique si tourmenté aux questions de collaboration et de résistance. Pour la même raison, peut-être, on ne s'étonnera pas non plus d'apprendre que les critiques les
plus virulentes, fustigeant le « kitsch», la « pornographie et la violence» de ce livre « monstrueux» soient venues d'Allemagne
et d'Israël : à savoir du pays des bourreaux et de celui des victimes.
La journaliste de Die Zeit s'interrogeait non sans une certaine amertume :
" Pourquoi devrais-je lire un livre écrit par un imbécile cultivé qui écrit mal, est obsédé par les perversités sexuelles et s'est abandonné à une idéologie raciste et à une croyance archaïque au destin, je crains de ne toujours pas avoir trouvé la réponse."
La réponse à cette question exaspérée a sûrement un rapport avec l'immense ambition du roman, qui nous invite précisément à nous demander pourquoi nous devrions nous intéresser au processus par lequel une personne cultivée peut céder à une idéologie raciste, et quelles pourraient être les conséquences d'une telle attitude. Certaines de ces ambitions sont brillamment menées à bien ; d'autres avec moins de bonheur.
Mais toutes font du livre de Littell un ouvrage sérieux, qui mérite d'être abordé sérieusement.

C'est dans les résonances complexes du titre du roman qu'il faut chercher la clé de ces ambitions.
Les Bienveillantes est la traduction française du grec Eumenides : « celles qui veulent du bien », appellation rituelle plutôt flatteuse qui désignait jadis les horribles êtres surnaturels que nous connaissons mieux sous le nom d'Érinyes - les Furies des Romains.
Dans l' Orestie d'Eschyle - oeuvre que le roman de Littell convoque constamment, depuis l'ami intime du protagoniste que celui-ci surnomme avec désinvolture son « Pylade », jusqu'à des éléments clés du récit, en particulier la façon dont le héros assassine sa mère et son beau père -, Oreste est persécuté par ces horribles créatures baveuses à tête de chien dont la spécialité est de punir les crimes familiaux , après avoir tué sa mère Clytemnestre pour venger le meurtre de son père Agamemnon, accomplissant ainsi la volonté des dieux( Clytemnestre a tué Agamemnon parce qu'il avait sacrifié leur fille Iphigénie afin d'assurer à sa flotte des vents favorables lorsqu'elle ferait voile vers Troie.)
Le coeur de cette trilogie est en fait articulé sur un conflit entre soif de vengeance et soif de justice; ce n'est pas un hasard si elle trouve son paroxysme dans la troisième pièce,sous forme d'une scène de procès. Les Euménides se termine en effet sur l'acquittement d'Oreste par un tribunal récemment institué, au grand dam des Furies que seule une promesse parvient enfin à apaiser : elles ne seront désormais plus considérées comme des créatures diaboliques honnies mais intégrées à la vie de la cité athénienne et auront leur temple au pied de l'Acropole. Et pour mieux refléter leur nouveau statut, leur nom est également embelli : elles ne sont plus les redoutables Furies, mais deviennent les Euménides, les « Bienveillantes».
Il est pourtant difficile de ne pas ressentir les accents troublants de cet apparent dénouement heureux: pouvons-nous vraiment croire que, par la grâce d'un simple changement d'appellation, ces Furies seront vraiment apprivoisées ?
Choisir de donner à une oeuvre littéraire le titre du troisième volet de la trilogie d'Eschyle revient donc à se réclamer, très consciemment, de deux thèmes étroitement liés: l'un touche à la civilisation en général, et l'autre à la nature humaine. Le premier a trait à la justice, à sa nature et ses usages : comment elle est instituée, puis exécutée, en quoi elle se heurte à la soif de vengeance relativement primitive qu'elle est censée dépasser, la régule voire l'apaise. Le second, plus perturbant, concerne les forces sombres et potentiellement violentes qui guettent sous les dehors les plus agréables et les plus « bienveillants ». Ni l'un ni l'autre, il va sans dire, n'est l'apanage de la tragédie grecque ni même de la civilisation antique; mais tous deux sont intimement liés à la préoccupation centrale du roman de Littell : le programme nazi d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale.

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