Entre le stress du voyage, la coupure surprise du téléphone et la panne inopinée de l’ascenseur, il paraissait évident que je venais de toucher le gros lot au Grand prix de la poisse.
Depuis que j'étais en âge d'aller à l'école, j'avais toujours considéré le travail comme une invention diabolique, destinée à tuer les gens à petit feu, même ceux qui croyaient aimer leur métier. Ils ne s'en rendaient pas compte, mais au lieu de les stimuler, comme ils le pensaient, leur job les suçait jusqu'à l'os, leur confisquait tout le temps et l'énergie qu'ils auraient pu, qu'ils auraient dû, consacrer vraiment à eux-mêmes et à ceux qu'ils aimaient avant qu'il soit l'heure de crever. J'étais intimement convaincu que le travail était un mensonge, un leurre inventé pour pallier la peur de l'ennui, de la mort, du néant. Mais comme j'étais loin de faire partie des grands penseurs du siècle, mon raisonnement s'arrêtait net à cette intuition. Je n'avais aucune solution de rechange à proposer aux masses laborieuses, je n'en avais même pas pour moi.
La Suisse avait été la banque du IIIème Reich et demeurait le coffre-fort de bien d’autres régimes ou personnalités infréquentables. C’était de notoriété publique. Les si neutres Helvètes resteraient sans doute pour l’éternité des alliés de poids pour les plus puissants. Et pour le commun des mortels, des gens insaisissables et plutôt inquiétants en dépit de tout le folklore sur les montres, le chocolat et la propreté.
J’en bouillais d’impatience, mais au lieu de courir comme un lièvre vers le Nirvana, je me forçai à savourer un dernier moment de calme terrestre. Telle la tortue qui part à point et s’assure ainsi la maîtrise du parcours, je m’affalai au plus profond d’un fauteuil lisse, blanc, soyeux et en vraie peau d’animal mort, mon verre à whisky de nouveau rempli et bien calé dans ma paume un peu moite.
L’Homme (le H majuscule inclus la femme) est un animal fier et singulièrement têtu qui ne s’avoue pas vaincu au premier coup du sort. Il s’obstine, il se débat, il bricole dans son coin, croyant être en capacité de trouver des solutions intelligentes pour influer sur sa destinée.
Comme nous étions en démocratie, je n’avais qu’à changer les règles du jeu, tout simplement, comme l’aurait fait n’importe quel politicien voyant la situation lui échapper.
Rien ne viendrait nous sauver du dérapage que nous nous apprêtions à commettre. Nous savions tous les deux qu’en cette nuit maussade de septembre, sur cette aire d’autoroute anonyme, nous étions parvenus à un point de non retour. Notre mésentente, notre incompréhension mutuelle existait à l’état latent depuis des années. William avait servi de tampon mais aujourd’hui, il fallait que ça explose. C’était la fin d’une amitié qui n’avait jamais vraiment commencée.
Celui qui n’agit pas est un homme mort et l’inaction est le seul luxe des cadavres. Les vivants n’ont pas les moyens de lambiner.
« Plus tard dans la soirée, le vent se calma et une fine neige d'avril remplaça la pluie. Il resta une partie de la nuit à fumer en regardant les flocons recouvrir l'asphalte de la rue d'une dentelle fragile qui prenait une teinte ivoire sous les réverbères. »
L’Art ne rend pas forcément heureux. Et l’amour, comme chacun sait, encore moins.