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Citation de enkidu_


Des publicistes et des savants coloniaux ont forgé de toutes pièces une imagerie sur les Berbères qui seraient les vrais habitants de l’Afrique du Nord, par opposition aux envahisseurs arabes, fourriers d’une théocratie musulmane étrangère à leur tournure d’esprit démocratique et laïque. Des missionnaires franciscains prêtèrent crédit à cette construction purement idéologique. Alors que des républicains francs-maçons montaient en épingle le paganisme rémanent des Berbères, ces religieux peu démocrates virent en eux des chrétiens qui s’ignoraient et qu’ils se proposaient de ramener à la foi de leurs ancêtres au temps de la Rome chrétienne. Les uns et les autres considérèrent la montagne berbère comme un « conservatoire à bons sauvages » (Jacques Berque) qu’il s’agissait de maintenir à part des plaines et des villes soumises à l’arabo-islamisme. Les Berbères, derniers barbares blancs, devinrent l’enjeu d’une bataille de civilisation entre Orient théocratique et Occident démocratique ou d’une guerre de religion entre Islam et chrétienté.

Intellectuels et leaders politiques maghrébins au temps de la décolonisation posèrent la question à l’envers. Pour certains, les Berbères étaient les survivants de l’époque révolue de la barbarie anté-islamique. Il fallait les ramener à l’islam d’inspiration réformiste religieuse et les arabiser complètement pour les débarrasser de ces résidus d’archaïsme. Pour d’autres, ils étaient les victimes d’une forme renforcée de sous-développement. Ils relevaient donc d’une politique bien conduite pour les arracher à l’analphabétisme et à une pauvreté subie, acceptée et intériorisée. Les coloniaux valorisaient l’altérité berbère sur un mode hyperbolique et déploraient sa déperdition. Les nationalistes la stigmatisent et interprètent le phénomène berbère en termes de déviation à corriger ou de déficit à combler. On comprend alors que l’on marche sur des œufs dès que l’on aborde la question du rapport entre arabité et berbérité au Maroc.

Premier constat : Arabes et Berbères ne constituent pas deux races différentes, même si des ethnotypes conservés dans des réduits enclavés entretiennent cette illusion. Le fond de la population est berbère, sur lequel se sont greffées des coulées de peuplement arabe fort minoritaires. Comme dans le reste du Maghreb, les Marocains, dans leur immense majorité, sont des Berbères qui, islamisés en profondeur pour la plupart, sont passés plus ou moins complètement à la langue arabe. Pourtant, des trois pays du Maghreb, le Maroc reste le plus berbérophone. Probablement la moitié de sa population parlait le berbère au seuil du XXe siècle, un tiers environ au dernier recensement de 2004, mais avec un pourcentage de bilingues bien plus élevé qu’un siècle auparavant.

Seconde observation : l’appartenance à la berbérité est un phénomène essentiellement défensif. Est berbère un Marocain qui n’a pas encore été totalement arabisé. C’est pourquoi, comme en Algérie, la langue berbère s’est maintenue essentiellement dans les massifs montagneux et aux confins sahariens. Au Maroc, montagnes refuges et parlers berbères coïncidaient au début du XXe siècle, à l’exception des Djbala et Ghomara dans l’arrière-pays de Tanger et Tétouan. On distingue trois parlers berbères. Dans le Rif, on parle le zanatiya ou le tarifit. Dans le Maroc central (du Moyen Atlas au Djebel Sagho), on use du tamazight et dans le Sud-Ouest (Haut Atlas à partir de Telouet et Anti-Atlas) du tachelhit. Entre ces trois langues la communication n’est pas aisée. De plus, chaque idiome se nuance de vallée en vallée, de tribu à tribu. Les parlers isolent et cultivent la différence, plutôt qu’ils ne rapprochent et ne fédèrent un peuple. Et pourtant la langue berbère, par laquelle les femmes socialisent les enfants et les ancêtres racontent le passé, habite tous ses locuteurs avec une intensité bouleversante. Elle est la langue de l’émotion, du chant, du dit de l’amour et du cri de révolte, ainsi que l’idiome de l’affirmation, véhémente, de soi. Drue, concrète et imagée, elle reste, chez les bilingues, le langage des tripes, dans lequel on balbutie ses premiers mots et peut-être ses derniers, quand vient l’heure de mourir. (chapitre 1)
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