Je lis. Depuis que je sais lire, j'ai déchiffré les moindres inscriptions sur les murs, enseignes et empaquetages. Je n'ai pas souvenir que l'on m'ait lu beaucoup d'histoires mais j'ai encore en tête mon premier livre de lecture, ses phrases comme des ritournelles - Rémi ira lundi chez son ami Henri à Paris -, que je suis du doigt en dédaignant les images. Je lis en m'éveillant, je lis en rentrant de l'école.
On m'a dit à plusieurs reprises, et je l'ai lu, que Lisbonne ressemble à Prague. J'ai lu aussi qu'en avril il y pleut mille fois - em abril, àguas mil -, je n'ai pas différé mon départ, je suis partie de Nantes, d'un port l'autre, par la voie des airs, pour ainsi dire partie prenante, me perdant en conjectures : je n'ai jamais été une voyageuse et je n'aime pas l'errance. Alors pourquoi cette volée de coïncidences, cet interminable hasard? Des ombres? "Celle d'un cocher qui, avec l'ombre d'une brosse, frottait l'ombre d'un carrosse?" Trois fois rien.
Méthodiquement, j'avançais. Lisbonne est un éventail dont je déployais les plis tôt le matin depuis Lapa, Estrela, les Amoreiras, Estefânia, que je refermais le soir en traversant le Bairro Lopes, Graça, pour revenir à mon point de départ dans Alfama. Un éventail peint que j'excellais à manoeuvrer, l'agitant avec plus ou moins d'ampleur selon les heures, le posant vers le milieu du jour quand je m'attablais pour goûter les pescadas, solhas ou espadartes dont l'odeur grillée tempérait les parfums des parcs et jardins. Durant tout ce mois, j'ai quotidiennement avalé ces poissons, et aussi les linguados et les tamboris, comme s'ils allaient me conférer leur particularité d'animal à sang froid. Outre ceux qu'on me servait, j'en voyais un peu partout dans la ville, dessinés sur les azulejos, sur les trottoirs et les fontaines, encline à chercher des symboles, à m'inventer des rituels qui ne servaient qu'à donner un but à mes promenades.