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Citation de enzo92320


Distanciation

Dans cette perspective, la principale tension de l’individu dans le monde moderne n’est autre que son différentiel d’implication dans la société, lequel, exprimé en termes négatifs, n’est rien d’autre à son tour que le sentiment irrépressible d’étrangeté au monde et à soi-même. C’est désormais à l’individu de définir la nature et le degré de son implication personnelle dans une tâche sociale donnée. C’est pourquoi, et en vif contraste avec la représentation précédente, on a souvent tendance à insister, dans cette version, sur les lourdes contraintes qui pèsent sur l’individu obligé de jouer un rôle social. En tout cas, et au-delà de la diversité des langages théoriques employés (entre autres : je et soi, acteur et personnage, rôle-personne-personnage...), il s’agit toujours de contester l’accord sans faille de l’individu avec son rôle.

Jugements croisés

Le fait que les individus aient deux grandes manières d’habiter leurs rôles produit des difficultés particulières dans les relations interpersonnelles. La vie sociale est emplie du conflit larvé entre des individus incarnant leur rôle, et jugés comme des « caricatures » par les autres, et des individus trop à distance d’eux-mêmes, taxés de « cynisme » et d’« inconsistance » par les premiers.

Pourtant, ces tensions sont loin d’être nouvelles. Un bref survol historique permettrait en effet de montrer à quel point la tension actuelle, en dépit d’indéniables spécificités, recoupe l’opposition, présente jadis, entre les bohèmes et les bourgeois, dont l’enjeu, déjà, n’était autre que la nature de l’individualité moderne. […] Au fond, ce que l’on juge c’est bien la manière dont l’autre habite son rôle.

Pour les partisans de l’incarnation des rôles, cette stylistique serait la seule capable d’ancrer l’ordre moral dans la vie sociale. Le social, la société, la socialisation doivent transmettre, en fait inscrire sur les individus, des obligations morales visant à contrôler leur pulsion originelle, qui une fois intériorisées, deviendront une source de satisfaction. [...] Or, dans les sociétés contemporaines, ce souci moral aurait été remplacé de plus en plus par une simple visée de manipulation des autres, puisque les acteurs ne reconnaissent plus l’existence des normes morales objectives. [...] L’individu joue différents rôles, séparés, voire contradictoires, au sein desquels il se limite à déployer des stratégies contingentes, adaptées et manipulatrices. Double attitude favorisée par la distance au rôle, et qui permet d’insinuer généralement un jugement moral quant au cynisme de cette posture. L’interprétation proprement sociale se redouble fréquemment d’une condamnation morale.

La conclusion est nette : la distanciation au rôle mène, tôt ou tard, et au bout du processus, à un individu plat et sans épaisseur, vide, réduit à l’affichage de sa plus petite différence narcissique au fur et à mesure que le réservoir des significations communes s’estompe. À suivre ces critiques, les institutions n’engendreraient plus de loyauté morale. Dans cette optique, le monde social apparaîtrait comme un environnement saisi exclusivement en termes d’opportunités et de contraintes. [...] En tout cas, les individus incarnant leur rôle prétendent en général avoir droit à une considération morale supérieure à celle des autres. À l’inverse exact de cette représentation, et selon certains auteurs, l’individu habitant son rôle social par distanciation serait plus facilement tolérant, plus permissif, moins autoritaire. Être un individu « vraiment » moderne consisterait à disposer d’une distanciation convenable à son rôle social. Il va alors de soi qu’en termes sociologiques la définition même de la platitude existentielle aujourd’hui n’est autre que de croire être ce qu’on fait. C’est l’absence de distance à soi qui définit désormais vraiment, de ce point de vue, la bêtise. En revanche, la figure de l’excellence sociale passe toujours par la capacité à préserver, et entretenir, une « délicieuse » distance à soi-même. Exprimée en termes à peine voilés d’autoportrait groupal par des représentants du monde intellectuel, cette manière d’être apparaît comme le propre des couches moyennes à fort capital culturel. Ils exemplifient alors le nouvel avatar prescriptif, et désormais fort internationalisé, du gentilhomme de jadis. Bien des travaux sur la postmodemité lui ont donné toutes ses lettres de noblesse. L’important c’est d’y être sans y croire trop, de parvenir à afficher une distance avec soi-même, mais qui doit, toujours, pour être prisée, rester non seulement sous maîtrise, mais ne laisser en rien transparaître un vide. Pour ce faire, les voies sont diverses. C’est Eco cependant qui énonce peut-être le mieux le contour de ce profil, en se servant directement du langage d’un scénariste : « Aujourd’hui, on ne peut plus dire à une fille ‘je t’aime désespérément”. Mais on peut toujours lui dire, “comme dit Barbara Cartland, je t’aime désespérément”. » En bref, tout est dans la manière d’y être sans y être entièrement.

Ces tensions se reflètent fort bien au niveau de l’humour, qui informe différemment chacune des manières d’habiter un rôle. Rien d’étonnant à cela. On sait que l’humour permet de désamorcer bien des gênes sociales, qu’il permet de dire autrement des choses qu’on ne peut pas dire « sérieusement », et que sa maîtrise sert, dans bien des situations extrêmes, à sauver la face. Surtout, dans la dimension stylistique que nous soulignons ici, il est un élément déterminant de la façon dont nous nous acquittons de nos rôles.

L’incarnation du rôle a traditionnellement appelé un humour tournant autour de caractères fixes, et clairement identifiables, presque sous forme de « types » chers à la dramaturgie classique, où les personnages sont nettement délimités, très prévisibles dans leurs actions. Or, depuis quelque temps, c’est plutôt l’humour des imitateurs qui prend le dessus. On peut penser qu’il s’agit là d’une expression comique liée à une société où l’individuation prend davantage la forme d’une distance au rôle, où l’absence relative des types sociaux, explicitement bornés, rend plus ardu l’humour par les stéréotypes des personnages et invite à une pratique comique par l’accentuation des traits et des manières d’être singularisés. Évidemment, cette « nouveauté » est à relativiser historiquement, puisque la parodie est un des moyens les plus anciens de représenter, sur le mode burlesque, les paroles des autres. Pourtant, l’imitation, à sa manière et dans le jeu qui lui est propre, défait le problème des individus polymorphes. En effet, l’humour provient moins de la rigidité de la façon de jouer un personnage que de la distance ironique introduite par l’humoriste, où l’accentuation de traits personnels renvoie à un sentiment plus ou moins généralisé de distanciation à soi. De toute façon, l’humour par l’imitation tient à la capacité croissante que nous avons tous de percevoir et de décortiquer les autres, en les singularisant, et cela même lorsque les types font défaillance.

En tout cas, le différentiel de manière d’habiter les rôles sociaux donne aux individus un sentiment de supériorité subjective très particulier. Cela est surtout saillant, au-delà des exemples déjà évoqués, dans la représentation des relations entre les individus du Nord et du Sud. Compensations imaginaires mises à part, les derniers ont souvent le sentiment que les premiers sont « naïfs » et « abrutis », et eux, toujours « rusés » et « habiles ». Quelle que soit l’interaction enjeu, ce sentiment souvent unilatéral, surplombe les échanges, leur donnant une nature particulière. Un stéréotype qui résume néanmoins bien le fait que les premiers sont souvent perçus par les seconds comme incarnant leur rôles et évoluant au milieu de situations standardisées, alors qu’eux s’autoperçoivent subjectivement comme « malins » et sur le « qui-vive ».
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