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Citation de lilianelafond


Prenez les villes. On a longtemps pensé qu’elles marquaient une sorte de point de non-retour historique : une fois le pas franchi, et s’ils tenaient à éviter le chaos (ou la surcharge cognitive), les hommes devaient renoncer pour toujours à leurs libertés fondamentales et se plier aux décisions de bureaucrates anonymes, de prêtres rigoristes, de rois protecteurs ou de politiciens va-t-en-guerre. Envisager l’histoire de l’humanité à travers ce prisme, c’est un peu remettre au goût du jour les préceptes du roi Jacques, en postulant que la violence et les inégalités de nos sociétés modernes sont des conséquences naturelles des structures de gestion rationnelle et de soin paternaliste – des structures conçues pour ces populations devenues subitement incapables de s’organiser toutes seules parce qu’elles seraient devenues trop grandes.

Outre qu’elles n’ont aucun fondement psychologique solide, ces interprétations sont contredites par la recherche archéologique. De nombreuses villes à travers le monde ont d’abord été des expériences civiques de grande envergure, bien souvent exemptes de la hiérarchisation administrative et de l’autoritarisme attendus. Il nous manque encore une terminologie adéquate pour les définir. Dire qu’elles étaient égalitaires peut renvoyer à toutes sortes de réalités différentes : un parlement local et des projets de logement social coordonnés, comme dans certaines civilisations précolombiennes ; des familles indépendantes organisées en quartiers et en assemblées citoyennes, comme dans les mégasites préhistoriques du nord de la mer Noire ; l’introduction de principes égalitaires explicites fondés sur l’uniformité et la similitude, comme dans la culture d’Uruk en Mésopotamie…

Cette diversité n’a rien d’étonnant quand on sait à quoi les villes ont succédé dans toutes ces régions. Le paysage pré-urbain n’était pas dominé par des sociétés rudimentaires isolées les unes des autres, mais par de vastes réseaux connectant des groupes écologiquement très variés, entre lesquels les personnes, la faune et les idées circulaient selon d’infinis et tortueux méandres. Les unités démographiques de base, qui restaient plutôt modestes, surtout à certaines périodes de l’année, s’organisaient généralement en coalitions ou confédérations assez lâches. Sous la forme la plus basique, celles-ci correspondaient à une mise en acte de la première des libertés humaines : la liberté de quitter son lieu de vie, avec la certitude que l’on sera accueilli, bien traité et même respecté dans un autre pays.

Lorsqu’elles accédaient à un stade supérieur, elles se rapprochaient des amphictyonies de l’Antiquité grecque, ces fédérations religieuses et politiques de cités ou de peuples voisins chargés de l’entretien des lieux sacrés. Marcel Mauss avait probablement raison de soutenir que le terme « civilisation » devait être réservé à ces grandes zones d’hospitalité. Alors que notre réflexe est de faire des civilisations une émanation des villes, il paraît plus réaliste, compte tenu de ce que nous avons appris, de renverser la définition et d’envisager les premières cités comme de vastes confédérations régionales comprimées à l’intérieur d’un espace restreint.
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