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Elise Roy (Traducteur)
EAN : 9791020924636
752 pages
Les liens qui libèrent (08/11/2023)
3.91/5   112 notes
Résumé :
Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines de l’inégalité une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée, et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage. ... >Voir plus
Que lire après Au commencement était...Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (18) Voir plus Ajouter une critique
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David Graeber, l'auteur du coriace Dette : 5000 ans d'histoire,s'allie avec un autre David pour se lancer à son tour dans un gros bouquin d'histoire globale. Commençons par les défauts. Déjà, c'est parfois pénible à lire, la faute à une structure un peu fourre-tout. Ça manque de direction, de sens de la narration, et pour cette raison je vois mal ce livre devenir un classique. Ensuite, les auteurs aiment taper sur Jared Diamond et Yuval Noah Harari, à qui ils reprochent, sans doute pertinemment, de céder à des préjugés idéologiques. Pourtant, nos deux David font exactement la même chose : leur perspective idéologique, ancrée dans la gauche universitaire américaine, est clairement féministe, anticoloniale et anarchiste. Je ne veux pas dire que ces sensibilités seraient « mauvaises » (je les partage en bonne partie) mais qu'il y a dans ce bouquin un biais idéologique évident. Ainsi, on a droit à quelques absurdités, par exemple cette affirmation sortie de nulle part que le pain levé aurait nécessairement été inventé par une « femme non blanche ». Là comme à d'autres moments, les auteurs laissent clairement de côté le scepticisme scientifique au profit des guéguerres idéologiques modernes, ce qui jette le discrédit sur l'ensemble de leur propos. Heureusement, la plupart du temps, ils développent leur argumentation de façon plus convaincante.

On commence inévitablement avec Rousseau et Hobbes, et la critique de la position défendue (partiellement) par Diamond et Harari : l'idéalisation du monde pré-agriculture et, paradoxalement, une sorte de téléologie qui rend inévitables les structures de domination moderne (raison pour laquelle, selon moi, Harari est tant apprécié par les puissants). Nos David défendent la théorie selon laquelle les sociétés à petite échelle ne sont pas nécessairement égalitaires et les sociétés à grande échelle ne sont pas non plus nécessairement autoritaires. Commence donc une plongée profonde dans nombre de sociétés passées, une plongée à la richesse inégalée dans, je crois, aucun autre livre que j'ai bien pu lire. S'il y a bien une raison de lire Au commencement était, c'est cet incroyable aperçu de la variété stupéfiante de l'organisation sociale des sociétés et civilisations passées, variété à laquelle je ne peux que faire allusion ici. En somme, il n'y aurait aucune forme originale des sociétés humaines.

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Mal servi par une écriture confuse, ce livre dévoile une synthèse stimulante des dernières découvertes archéologiques autour du monde. À condition toutefois de le lire en conservant un oeil critique face à la mauvaise foi de ses auteurs.

Les auteurs, que nous appelleront les deux David par facilité (Graeber et Wengrow), en ont gros sur la patate. Figurez-vous qu'une théorie « dominante », voire « officielle », règne sur l'histoire, l'archéologie et les sciences humaines. Ce courant de pensée serait évolutionniste (ouuuuh le gros mot), c'est-à-dire qu'il envisagerait les sociétés sur une échelle de temps/développement allant des chasseurs-cueilleurs égalitaires jusqu'aux sociétés commerciales civilisés hiérarchiques (les nôtres). Ils multiplient donc les indignations contre cet évolutionnisme prétendument dominant, pour mieux se vendre comme les justes redresseurs de tord d'une histoire malmenée.

Problème : les David ne citent quasiment pas de nom. Les rares fois où ils citent quelqu'un (Jared Diamond, par ex), on se rend bien compte qu'ils sont énervés contre des gens nés dans les années 1930 et qui ne sont plus vraiment au centre de la recherche actuelle. Les David font donc semblant de faire comme si la recherche n'avait pas évolué depuis les années 1960. de fait l'évolutionnisme n'a plus vraiment la cote, même s'il est vrai qu'aucune autre théorie globale de l'histoire de l'humanité n'a réussi à s'imposer ces derniers 60 années. Bref, le procédé littéraire est classique, mais malhonnête : inventer et caricaturer la position d'un prétendu adversaire pour mieux défendre sa thèse à soi.

Autre défaut : la mauvaise foi simplificatrice. À plusieurs reprises, les David affirment des choses comme si elles étaient acquises par la communauté scientifique, alors qu'elle font encore largement débat (ex : le peuplement de l'Amérique via le Pacifique) ; ou bien ils caricaturent la pensée d'auteurs qu'ils présentent. le première chapitre en est un bon exemple. Les David défendent l'idée selon laquelle les critiques indigènes amérindiennes ont influencé la pensée des Lumières européens, et notamment Rousseau. Les David se contentent ici de réutiliser les arguments de plusieurs auteurs (Anthony Pagden, Tzvetan Todorov, Sankar Muthu…), l'influence des amérindiens n'est donc pas un scoop si on s'est déjà s'intéressé au sujet. Mais c'est un scoop déformé, mal expliqué, parce que personne ou presque n'écrit que ces écrits indigènes sont la source d'inspiration principale des Lumières (sauf les David) ; au contraire il y a tout un ensemble de raisons qui vont emmener les philosophes à se saisir de la question des inégalités (les Amérindiens ok, mais pas que, des commentaires sur la la Bible aussi qui comporte plein de passages appelant à l'égalité par ex). Il est donc doublement agaçant de voir ces David s'autoproclamer critiques subversifs alors qu'ils ne font que vulgariser des thèses d'autres chercheurs, et qu'en plus ils le font avec la subtilité d'un bulldozer.

Dernier défaut : le plan et l'écriture du livre. Beaucoup de détours et d'exemples au lieu d'aller à l'essentiel. Si le livre est gros, c'est surtout parce qu'il tourne souvent en rond, se perdant dans des démonstrations parfois éloignées de ce qui est censé être le thème du livre (par ex cet interminable chapitre où les David comparent deux sociétés récentes amérindiennes de Californie pour expliquer ce qu'est la shismogénèse, alors qu'ils l'avaient déjà expliqué le chapitre précédent…). Honnêtement j'ai souffert à la lecture jusqu'au chapitre « Pourquoi l'Etat n'a pas d'origine », c'est-à-dire plus de la moitié du livre. le dernier tiers, heureusement, est beaucoup plus fluide. La conclusion, plutôt bien écrite par rapport au reste, synthétise l'ensemble des thèses défendues dans le livre.

*

J'ai donné les défauts (importants) qui m'ont un peu « gâché » ce livre. Pourtant, je l'ai trouvé très stimulant, surtout la fin.

Ce livre est en fait un énorme travail de « vulgarisation », comme on dit, c'est-à-dire de présentation de travaux scientifiques qui d'habitude restent dans la confidentialité des revues spécialisées. Ils vulgarisent deux choses. D'une part les découvertes archéologiques. le monde de l'archéologie a connu des progrès stupéfiants ces dernières décennies, notamment grâce à de nouvelles technologies qui nous permettent d'apprendre plus et mieux sur les sociétés anciennes. Ces nouvelles découvertes ont rabattu pas mal de cartes : non les inégalités ne sont pas nées avec les premières villes, ni d'ailleurs la hiérarchie ou la royauté ; de très nombreux peuples semblent avoir inventé des formes de gouvernements démocratiques à travers l'histoire, notamment en Amérique du Nord ; les Indiens des plaines n'ont pas toujours vécu en tribus nomades, et il y a eu des villes imposantes avant qu'elles s'écroulent sur elles-mêmes (je donne quelques exemples, le livre en est riche de plein d'autres).

Ensuite, les David vulgarisent des auteur-es qui ont été peu traduits en français, notamment des chercheurs d'origine amérindienne qui portent un regard neuf sur l'histoire des peuples autochtone, l'arrivée des colons européens et leurs échanges.

Je dois dire bravo pour la somme des connaissantes présentées dans ce bouquin. C'est assez impressionnant, et c'est présenté avec beaucoup de pédagogie (même si, on l'a vu, les auteurs ont tendance à ne retenir que ce qui arrange leur thèse). La principale richesse du livre, c'est cette sorte de catalogue d'exemples d'organisations de sociétés que les auteurs présentent. Au fur et à mesure de ces plusieurs centaines de pages, il vont mobiliser de nombreuses ressources et nous parler de nombreuses sociétés à travers le Globe et l'histoire. C'est très intéressant, et ça montre bien l'inventivité et l'imagination des peuples humaines - y compris quand il s'agit d'inventer des systèmes politiques ! Une des thèses centrales du bouquin est de dire que l'humanité a inventé mille possibilité de gouvernement, de gestion des conflits, d'agriculture ou de cueillette. Et les auteurs le montrent, preuve à l'appui. Qu'on soit convaincu ou non par l'idée que vivre sous la domination d'un Etat n'était pas une fatalité, on doit reconnaitre l'immense travail de collecte et d'analyse de données des David.

Je ne vais revenir sur la thèse de chacun des chapitres, ce serait trop long. Je citerai juste « Pourquoi l'Etat n'a pas d'origine », que j'ai trouvé le plus stimulant de tout le livre. En fait c'est une poursuite des thèses déjà travaillées par Graeber dans On Kings (avec Sahlins). « L'Etat » est une expression qui veut tout et rien dire, historiquement eux identifient trois types de dominations, et c'est la combinaison de ces trois éléments qui fondent ce qu'on appelle Etat au XXIe siècle. Mais dans l'histoire, ces types de dominations peuvent être dissociées, ou associées seulement deux par deux, ce qui donnent des sociétés différentes. Cette typologie est intéressante car elle permet effectivement un regard décalé sur des sociétés qu'on classe souvent en « chefferie » ou « société complexe », expressions devenues un peu fourre tout à force d'être utilisées.

*

En résumé, un livre que je conseillerai parce qu'il est stimulant et ouvre de nouveaux horizons. Attention toutefois à ne pas tout prendre pour argent comptant, et d'aller lire les auteurs cités, car si la richesse de cet ouvrage est l'incroyable nombre de ressources mobilisées, elles sont parfois traitées avec un peu de légèreté.
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Imaginez un monde où l'on travaille deux à quatre heures par jour et où l'on consacre son temps libéré à créer des objets artistiques, se cultiver et conforter ses relations conviviales. Imaginez une société où les fonctions régaliennes (police, justice) soient assurées de façon tournante par l'ensemble des citoyens (les discriminations y deviennent impossibles, chacun se retrouvant dans la position de subir les brimades injustifiées qu'il aurait infligées précédemment à un autre). Imaginez une administration locale dont le rôle principal serait d'identifier et de soutenir les personnes ayant vécu des difficultés (maladie, accident, handicap...) en répartissant la production de façon à limiter les inégalités. Imaginez une population mettant en oeuvre des stratégies empêchant qu'une classe dirigeante n'émerge et ne se renforce (responsabilités tournantes, épreuves subies par tout aspirant politicien afin de réduire son ego...). Imaginez que les guerres se règlent par le jeu ou par des combats sans armes avant de s'arrêter à la fin de la saison. Vous vous dites sans doute que cela est totalement utopique... Pourtant ces différentes formes de vie sociale ont bel et bien existé par le passé à travers le vaste monde. Et plus souvent qu'on ne l'imagine. Certains anthropologues (Pierre Clastres, Christopher Boehm) affirment même que 95% de notre histoire se serait déroulée au sein de « sociétés d'égaux ». Cela ne se sait pas et c'est bien dommage, car si les humains sont parvenus par le passé à inventer des formes de vie sociale égalitaires et non autoritaires, rien n'empêche d'imaginer que nous soyons encore aujourd'hui capables d'une telle inventivité. C'est la thèse euphorisante développée par David Wengrow, archéologue et David Greaber, anthropologue (1), dans un livre de 745 pages intitulé Au commencement était... Une nouvelle histoire de l'humanité (2). Un pavé dans la mare du récit sur l'origine et le cheminement des humains qui domine depuis plus de deux siècles.

Déconstruire nos mythes
Le monde est une construction sur laquelle reposent nos institutions et qui structure nos façons de vivre et de penser. Depuis le XVIIIe siècle (la Révolution française et l'essor du capitalisme), deux versions coexistent et s'opposent sur l'origine de l'humanité. Selon l'une, l'homme serait demeuré « égalitaire » tant qu'il était chasseur-cueilleur vivant en petites unités et il aurait perdu son innocence avec l'apparition de l'agriculture, le développement des premières villes puis des États (JJ. Rousseau, Second discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité - 1754). Selon l'autre, les hommes étant des êtres égoïstes, l'état de nature devait être un état de guerre de tous contre tous que seuls des dispositifs répressifs (gouvernements, tribunaux, police, administration) auraient permis de réguler (Thomas Hobbes, le Léviathan – 1651). Avec des points de départ opposés, ces deux récits aboutissent à un résultat étonnamment analogue : celui d'une approche évolutionniste de l'histoire. Pour nos deux auteurs contemporains, ce récit des origines a beau être celui qui domine encore aujourd'hui, il n'en demeure pas moins qu'il est faux. Les découvertes archéologiques des quarante dernières années basées sur de nouvelles techniques de recherche viendraient étayer la thèse des deux David, lourdement étayée par un index bibliographique de plus de 1000 références, thèse sur laquelle ils ont travaillé pendant plus de dix années.

Des êtres capables de se transformer
Je me contenterai ici de relever quelques aspects de leur argumentation. 1. Il existait une grande variété dans la façon de vivre des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs, résidant dans différents endroits de la planète. Certains valorisaient le loisir par rapport au travail, pour d'autres c'était le contraire. Certains étaient cupides quand d'autres refusaient accumulation des biens et propriété privée. Certains privilégiaient leur intérieur, d'autres les créations collectives. Certaines sociétés étaient fortement hiérarchisées quand d'autres se moquaient ouvertement de leurs chefs. 2. le blé et l'orge ont compté parmi les premières cultures domestiquées il y a environ 10.000 ans dans le Croissant fertile (correspondant à la Palestine, Israël et le Liban actuels). Mais ce que l'on nomme « révolution agricole » c'est à dire le passage à la sédentarité par la stabilisation agricole a pris plus de 3.000 ans (un peu long pour nommer cela « révolution »), car les cueilleurs considéraient le travail agricole comme trop contraignant et ne l'adoptaient que par intermittence. 3. L'organisation verticale des sociétés (États, villes) fondée sur des monarques surhumains serait surévaluée. Les recherches archéologiques montrent que ces systèmes hiérarchisés sont limités à de très petites zones ; la majeure partie des sociétés s'organisaient d'une façon plus horizontale et égalitaire. 4. La violence et la guerre sont demeurées des situations relativement rares au long de la préhistoire. 5. L'organisation sociale changeait du tout au tout en fonction des saisons, pouvant passer d'un mode hiérarchisé dans les périodes de regroupements à un mode égalitaire lorsque le groupe se scindait en petites unités pour la cueillette et la chasse ; ces changements successifs permettant de prendre de la distance par rapport à la façon de vivre.

Revoir notre copie
Le livre ne tranche pas sur les raisons qui ont conduit les humains à réduire toujours plus leurs libertés élémentaires au point qu'aujourd'hui peu de gens sont capables de se représenter comment ils pourraient vivre en exerçant pleinement leurs trois libertés élémentaires (celle de partir s'installer ailleurs, celle d'ignorer les ordres donnés par d'autres ou d'y désobéir, celle de façonner des réalités sociales nouvelles et radicalement différentes). Mais le simple fait de savoir que, pendant des millénaires, des sociétés sont parvenues à les maintenir vivantes nous offre l'espoir de pouvoir à nouveau les activer.

(1) David Graeber est mort peu après avoir mis le point final à ce livre
(2) Éditions Les Liens qui libèrent, novembre 2021, 745 pages
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L'histoire des sociétés humaines est toujours racontée de façon linéaire et évolutionniste : les chasseurs-cueilleurs deviennent agriculteurs et sédentaires, la propriété privée apparait alors, source de toutes les inégalités, des cités sont fondées, puis des civilisations et des États, origines des armées de métier et des guerres, de l'administration et de ses formulaires, du patriarcat, de l'esclavage. L'anthropologue David Graeber et l'archéologue David Wengrow, s'appuyant sur les plus récentes recherches et découvertes scientifiques, racontent une histoire infiniment plus complexe, faite de nombreux allers-retours et de multiples combinaisons. Un panel d'organisations sociales se découvrent, oubliées ou occultées, bouleversant nombre de croyances et jetant « les bases d'une nouvelle histoire de l'humanité ».
(...)

David Graeber et David Wengrow, avec cette impressionnante somme d'informations, parviennent à briser le récit unique évolutionniste. Dans un monde où on nous rabâche qu'il n'y a plus d'alternative, où tout est verrouillé, ils parviennent à bouleverser les imaginaires, à rendre de nouveau envisageable l'avénement d'autres possibles. En s'intéressant au passé, ils nous dotent de perspectives pour d'autres futurs, nous libèrent de la fatalité progressiste qui entrave notre imagination et nos volontés. Ils montrent également que l'État est loin d'être le seul mode de fonctionnement, quel que soit l'échelle, bâtant en brèche une idée trop largement reçue. Car « si l'humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire – et l'état du monde actuel en est une preuve éloquente –, c'est sans doute précisément en perdant la liberté d'inventer et de concrétiser d'autres modes d'existence sociale. »

Article très complet sur le blog :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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Je me permets de reproduire ici le superbe compte rendu du chercheur Clément Bur, (libre de droits d'auteur et disponible ici https://journals.openedition.org/anabases/15084) sur cet ouvrage complexe et fondateur car je n'aurais pu prétendre moi-meme a une telle justesse d'analyse:


David Graeber, décédé en 2020, était un anthropologue américain connu pour ses prises de position radicales comme l'illustrent deux de ses ouvrages ayant rencontré un certain succès médiatique : Debt : The First 5,000 Years (2011) et surtout Bullshit Jobs : A Theory (2018). Il cosigne avec David Wengrow, archéologue britannique spécialiste des débuts de l'Égypte phara­onique, un livre qui s'inscrit dans la mouvance anarchiste de l'anthropologie, courant qui a le vent en poupe ces dernières années puisque Against the Grain. A Deep History of the Earliest States (2018) de James C. Scott avait déjà suscité un réel engoue­ment. D. Graeber et D. Wengrow proposent à leur tour une « deep history » dans The Dawn of Everything : A New History of Humanity, un best-seller auréolé de récompenses traduit quasi immédiatement en français, en italien et en allemand.

Cette somme est une attaque en règle contre la théorie évolutionniste structurant encore trop souvent notre conception de l'histoire de l'humanité. Les auteurs visent ici les recherches sur les origines des inégalités et de l'État qui subiraient encore l'influence plus ou moins inconsciente du mythe d'Adam et Ève, mais aussi des théories hobbesiennes et surtout rousseauistes. Ils dénoncent en particulier le postulat qui lie complexité sociale découlant d'un accroissement de la communauté et hiérarchisation selon un processus engagé depuis le néolithique. Il s'agit de démontrer comment l'humanité s'est retrouvée piégée, selon eux, dans un système monolithique de domination étatique légitimée par ces récits et théories. Ils ne prétendent cependant pas faire des chasseurs-cueilleurs un exemple de société idéale puisqu'ils réfutent tout autant leur supposé caractère égalitaire. Contre ce qu'ils considèrent comme un mythe des origines, les auteurs entendent montrer au contraire l'extrême diversité des modes d'organisation des sociétés humaines depuis des millénaires et souligner que l'État fut plus l'exception que la règle jusqu'à tout récemment. Ils s'appuient pour cela sur de nombreux exemples issus de la recherche récente en archéologie et en anthropologie sur tous les continents (même si l'Amérique prédomine). L'antiquisant ne peut que saluer cette entreprise qui vise à sortir le public du présentisme dénoncé par François Hartog, de l'obsession pour l'histoire contemporaine (voire très contemporaine), rejetant les expériences plus anciennes comme des états révolus – et souvent regardés avec condescendance – dont le seul mérite serait d'avoir conduit à notre société actuelle.

Comme il est malheureusement impos­sible de résumer en quelques lignes un livre aussi dense et foisonnant, je me contenterai de signaler les points les plus stimulants pour le lecteur d'Anabases. Tout d'abord, les auteurs ont à coeur de réhabiliter la pensée et les institutions des sociétés extra-européennes encore trop souvent considérées comme se situant à une étape antérieure aux sociétés occidentales sur l'échelle du progrès. Cette idée serait due aux philosophes des Lumières qui reléguèrent au stade de primitifs les indi­gènes pour répondre à leurs critiques sur le manque de liberté dans les sociétés occidentales. En effet, la liberté de partir, de désobéir et de « reconfigurer sa réalité sociale », constitua longtemps le pilier de la majorité des sociétés humaines selon les auteurs qui déplorent sa disparition. Ils soulignent ainsi que, si des européens choisirent de vivre avec les indigènes, l'inverse n'arriva jamais et que les Occi­dentaux durent recourir à la force pour convertir les colonisés à leur modèle social et politique. Cette réflexion s'accompagne d'une analyse particulièrement intéressante de l'influence de la pensée « sauvage » sur la pensée occidentale, avec notamment l'exemple du chef wendat Kondiaronk.

La naissance de l'État – et donc la ques­tion du pouvoir – constitue le coeur de l'ouvrage. C'est pourquoi D. Graeber et D. Wengrow reviennent d'abord sur la révolution agricole considérée géné­ralement comme inéluctable et comme indissociable de l'émergence des premiers États. Ils montrent que de nombreuses sociétés s'efforcèrent au contraire de ne pas y recourir et adoptèrent même des traits culturels opposés à leurs voisins selon un processus de « schismogénèse » qu'ils mobilisent fréquemment. Les auteurs défendent également l'idée que l'adoption de l'agriculture n'entraînait que rarement la clôture des champs et que la propriété privée apparut plutôt dans des contextes sacrés. Ils soulignent enfin l'importance des femmes dans l'émergence des techniques agricoles, parlant de savoir féminin. Ils poursuivent leur réfutation de la vision évolutionniste de l'histoire en s'opposant également à la théorie des quatre stades (bande, tribu, chefferie et État). Ils distinguent à la place trois formes élémentaires de domination (par la violence, le savoir, ou le charisme) pouvant chacune se « cristalliser sous une forme institutionnelle propre – souverai­neté, administration, politique héroïque » (p. 525) mais qui s'associent aussi pour former différents types de régimes.

Tout au long du livre, l'antiquisant trou­vera ample matière à réflexion et à remise en cause de ses propres préjugés. Un des exemples les plus frappants est ainsi le refus de considérer les mégasites ukrainiens et moldaves (1 000 habitations réparties sur 300 ha à Taljanky au IVe millénaire par exemple) comme de véritables villes car on n'y trouve aucune trace d'État. D'autres exemples, comme ceux des logements sociaux dans certaines villes américaines, montrent que la vie en ville n'impliquait pas nécessairement un gouvernement vertical. L'étude des changements saisonniers de l'ordre social chez certains peuples renverse la perspective puisque l'on s'intéresse habituellement au rapport entre pouvoir et espace. Les auteurs s'intéressent enfin au jeu, notamment rituel, et à son rôle comme terrain d'expérimentation sociale. L'étude du caractère spectaculaire du pouvoir les conduit également à s'interroger sur le pouvoir réel de certains chefs (comme le Grand Soleil des Natchez) qui ne dépasse parfois guère leur environnement immédiat.

L'ouvrage fourmille d'exemples, souvent peu connus des antiquisants, qui sont autant d'invitations au comparatisme et à changer notre regard sur les institutions antiques. Il offre également de nombreuses idées, plus ou moins originales, qui, si elles n'emportent pas toujours l'adhésion, ont le mérite de susciter la réflexion et de suggérer de nouvelles pistes de recherches. On peut toutefois regretter deux choses. L'écriture à quatre mains, le décès de D. Graeber avant la finalisation du manuscrit et sa longue gestation (près de dix ans) donnent le sentiment d'une suite de dossiers juxtaposés faisant parfois perdre le fil de la démonstration. Ensuite les opinions et arguments contraires sont évacués un peu rapidement (comme le reconnaissent les auteurs p. 649). Il n'en demeure pas moins que cette lecture est doublement salutaire. D'abord, comme citoyen, parce que ce livre déborde d'optimisme : en présentant l'incroyable diversité des expériences sociales de l'humanité, les auteurs incitent à poursuivre cette expérimentation pour résoudre les problèmes contemporains. Ensuite, comme historien, parce qu'il nous pousse à l'introspection et à réfléchir aux préjugés qui nous hantent et qui freinent notre compréhension de l'altérité des sociétés antiques.





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critiques presse (1)
NonFiction
06 janvier 2022
David Graeber et David Wengrow revisitent radicalement l’histoire de l’humanité, à l’aune des dernières recherches empiriques dans le domaine, soulignant son inventivité sociale aujourd’hui refoulée.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
Prenez les villes. On a longtemps pensé qu’elles marquaient une sorte de point de non-retour historique : une fois le pas franchi, et s’ils tenaient à éviter le chaos (ou la surcharge cognitive), les hommes devaient renoncer pour toujours à leurs libertés fondamentales et se plier aux décisions de bureaucrates anonymes, de prêtres rigoristes, de rois protecteurs ou de politiciens va-t-en-guerre. Envisager l’histoire de l’humanité à travers ce prisme, c’est un peu remettre au goût du jour les préceptes du roi Jacques, en postulant que la violence et les inégalités de nos sociétés modernes sont des conséquences naturelles des structures de gestion rationnelle et de soin paternaliste – des structures conçues pour ces populations devenues subitement incapables de s’organiser toutes seules parce qu’elles seraient devenues trop grandes.

Outre qu’elles n’ont aucun fondement psychologique solide, ces interprétations sont contredites par la recherche archéologique. De nombreuses villes à travers le monde ont d’abord été des expériences civiques de grande envergure, bien souvent exemptes de la hiérarchisation administrative et de l’autoritarisme attendus. Il nous manque encore une terminologie adéquate pour les définir. Dire qu’elles étaient égalitaires peut renvoyer à toutes sortes de réalités différentes : un parlement local et des projets de logement social coordonnés, comme dans certaines civilisations précolombiennes ; des familles indépendantes organisées en quartiers et en assemblées citoyennes, comme dans les mégasites préhistoriques du nord de la mer Noire ; l’introduction de principes égalitaires explicites fondés sur l’uniformité et la similitude, comme dans la culture d’Uruk en Mésopotamie…

Cette diversité n’a rien d’étonnant quand on sait à quoi les villes ont succédé dans toutes ces régions. Le paysage pré-urbain n’était pas dominé par des sociétés rudimentaires isolées les unes des autres, mais par de vastes réseaux connectant des groupes écologiquement très variés, entre lesquels les personnes, la faune et les idées circulaient selon d’infinis et tortueux méandres. Les unités démographiques de base, qui restaient plutôt modestes, surtout à certaines périodes de l’année, s’organisaient généralement en coalitions ou confédérations assez lâches. Sous la forme la plus basique, celles-ci correspondaient à une mise en acte de la première des libertés humaines : la liberté de quitter son lieu de vie, avec la certitude que l’on sera accueilli, bien traité et même respecté dans un autre pays.

Lorsqu’elles accédaient à un stade supérieur, elles se rapprochaient des amphictyonies de l’Antiquité grecque, ces fédérations religieuses et politiques de cités ou de peuples voisins chargés de l’entretien des lieux sacrés. Marcel Mauss avait probablement raison de soutenir que le terme « civilisation » devait être réservé à ces grandes zones d’hospitalité. Alors que notre réflexe est de faire des civilisations une émanation des villes, il paraît plus réaliste, compte tenu de ce que nous avons appris, de renverser la définition et d’envisager les premières cités comme de vastes confédérations régionales comprimées à l’intérieur d’un espace restreint.
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La connexion nouvelle entre violence externe et soin interne, c'est-à-dire ce que les relations humaines ont de plus impersonnel et de plus intime, marque-t-elle le début de la confusion générale? Est-ce ainsi que des rapports jusqu'alors souples et négociables ont été gravés dans le marbre? Est-ce à partir de là que nous nous sommes retrouvés bloqués?

Voilà le récit que nous devrions raconter. Plutôt que celle des “origines de l'inégalité”, la grande question à poser à l'histoire de l'humanité devrait être: comment avons-nous pu nous laisser enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination?
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On peut s’interroger par exemple sur la relation spécifique qu’entretiennent les connaissances ésotériques et les connaissances bureaucratiques sur le continent américain. Au premier abord, le lien entre les unes et les autres n’est pas flagrant. Autant on comprend assez bien comment la brutalité pure peut s’incarner, sur le plan institutionnel, à travers la souveraineté ou l’affirmation d’un certain charisme dans l’arène politique, autant la voie conduisant de la maîtrise de l’information (comme forme générale de domination) au pouvoir administratif paraît plus tortueuse. Que peut-il bien y avoir de commun entre le savoir ésotérique que mobilisaient les bâtisseurs de Chavín de Huántar, souvent ancré dans des expériences hallucinatoires, et les méthodes comptables des sociétés incas du XVe siècle ? Rien, serait-on tenté de répondre – avant de se rappeler que, à des époques beaucoup plus proches de nous, les candidats à des postes administratifs se devaient de maîtriser des connaissances qui n’avaient pratiquement aucun rapport avec leurs activités futures et qui n’étaient valorisées que pour leur dimension occulte. Dans la Chine du Xe siècle ou l’Allemagne du XVIIIe, par exemple, on demandait aux aspirants fonctionnaires de prouver leur aptitude à lire des textes classiques rédigés dans des langues anciennes, et même mortes. Leurs homologues modernes, eux, sont tenus de passer des examens portant sur la théorie du choix rationnel ou la philosophie de Jacques Derrida. Ce n’est que dans un second temps qu’on leur enseigne l’art de l’administration proprement dit par le biais de méthodes plus traditionnelles, comme les exercices, les stages ou le tutorat.
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Comme nous allons bientôt le découvrir, rien ne permet de penser que les petites communautés sont particulièrement enclines à l’égalitarisme, ni, inversement, que les plus grandes doivent fatalement avoir des rois, des présidents ou même des bureaucratie. De telles déclarations ne sont que des a priori déguisés en faits, voire en lois historiques. 
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Le postulat d`un lien nécessaire entre hiérarchies spatiales et hiérarchies sociales - c`est-a-dire l`idée que l`accroissement démographique engendrerait fatalement des structures de domination - ne semble guere questionné dans le monde de la recherche ni dans d`autres champs. On tient pour acquis que l`étendue et la densité d`un groupe social sont forcément corrélées a la "complexité" de son organisation.

(...) Comme nous l`avons vu, non seulement ces hypotheses ne sont pas vraiment cruciales sur le plan théorique, mais elles sont tres rarement corroborées par les faits. Tous les systemes complexes ne sont pas verticaux, pas plus dans la nature que chez l`etre humain, comme l`a montré Carole Crumley, anthropologue spécialiste de l`age du fer européen. Le fait que nous accrochions a cette fausse croyance en dit probablement plus long sur nous-memes que sur les peuples ou phénomenes étudiés.
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Videos de David Graeber (14) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de David Graeber
Extrait du livre audio « Au commencement était...» de David Graeber et David Wengrow, traduit par Élise Roy, lu par Cyril Romoli. Parution numérique le 28 septembre 2022.
https://www.audiolib.fr/livre/au-commencement-etait-9791035409968/
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