Citations de Denis Côté (II) (17)
J’aurais pu.
Sauf que je ne pouvais pas. Face au danger, il faut que je plonge, que je me mette les deux pieds dedans, que je fasse front.
Plus je médite, plus j’arrive à le comprendre, à le saisir. Je rejoins sa fréquence, comme on syntonise une station sur un poste de radio. Je tire de cette expérience une grande leçon: la meilleure façon de comprendre quelqu’un, c’est d’avoir l’humilité d’entrer dans son univers… C’est ainsi que je commence à pratiquer quotidiennement la méditation, une pratique que je poursuis à ce jour, et qui m’a très souvent aidé à conserver mon focus ou à le retrouver, ainsi qu’à apaiser mes nerfs parfois poussés à bout.
Jeune policier, j’étais loin de me douter que chacune de mes interventions serait analysée, scrutée à la loupe, remise en question, voire contestée, dans le but de vérifier s’il n’y avait pas eu faute professionnelle. Mais c’est la game.
Pouvoir fournir des justifications pour chacune de ses interventions est primordial.
De l’extérieur, là où ils sont à l’abri du danger et ne connaissent ni le chaos ni l’adrénaline de la situation, certains sont prompts à décréter que c’est de la froideur, ou un manque d’empathie. Ceux-là ne se sont jamais retrouvés face à un tueur qui tire sur tout ce qui bouge. Il n’y a rien comme le claquement des balles d’un fusil d’assaut pour ébranler ses certitudes.
Dans ce genre de situation, il y a trois réactions possibles: figer, fuir, ou foncer. Mon confrère me regarde dans les yeux et, d’un léger signe de la tête, il me fait comprendre qu’il ne sera pas à mes côtés. Il choisit plutôt d’aller se réfugier derrière une colonne de marbre.
Dans l’urgence, est-ce que je serai toujours apte à discerner lequel de mes rôles doit avoir préséance sur les autres? Comme je n’ai pas tardé à le découvrir, l’un de mes mandats doit toujours primer: préserver la vie.
Je découvre qu’être le seul policier de service par quart de travail dans une petite ville de campagne exige de la débrouillardise. J’ai un radiotéléphone dans mon véhicule de patrouille pour répondre directement aux appels des citoyens, j’interviens seul, et pour l’essentiel, je gère des gars chauds qui se tapent dessus. Rien de nouveau sous le soleil, quoi. Je me pointe dans les bars où ça dégénère en bagarres générales, j’appelle la Sûreté du Québec en renfort, j’attends en retrait, et quand ils arrivent trois quarts d’heure plus tard, tout le monde est parti, et le concierge ramasse les pots cassés. Ce n’est pas à Saint-Césaire que je risque ma vie, mais j’apprends mon métier.
Si la mission première d’un policier est de préserver la vie, risquer de sacrifier celle d’un détenu, qui s’est préalablement rendu, en se servant de lui comme d’un bouclier humain, ne constitue-t-il pas une aberration?
Je justifie mon geste en invoquant le scénario: je suis censé être un évadé dangereux, prêt à tout pour ne pas retourner derrière les barreaux. De plus, dans une situation où ma vie est en jeu, ce n’est pas en utilisant comme bouclier un détenu dont je n’ai rien à faire qu’un policier me convaincra de me rendre. Jouant le tout pour le tout, je décide donc de les tuer tous les deux.
À moins de pressentir le passage d’un instructeur, je ne fais à peu près jamais mon lit. Je me rends vite à l’évidence: je gère bien le risque. Pire – ou mieux –, je baigne dans l’adrénaline comme un poisson dans l’eau. Ce n’est pas d’hier que c’est pour moi une seconde nature.
Je n’ai jamais osé raconter ce que j’avais vécu, même pas à ma partenaire. Force est de constater que tout s’est passé dans ma tête, et que notre tête est parfois notre pire ennemie.
L’homme est très calme et peu bavard, il ne semble éprouver aucune émotion en dépit du fait qu’il vient de découvrir son propre frère pendu. Une peur irrationnelle et obsédante s’empare de moi et joue avec ma tête tel un ado avec un ballon de basket.
Cette expérience ne me procure que des bénéfices: je gagne ma vie, ce que je fais est complémentaire du métier de policier que j’espère exercer bientôt, et cet apprentissage me sera utile pour sauver des vies tout au long de ma carrière.
Avec mon caractère indépendant, je n’aime pas rentrer dans le rang, et avec ma grande gueule, je ne sais pas ménager les susceptibilités, sans oublier mon goût irrésistible pour l’adrénaline. Tous ces traits de personnalité me font penser qu’au fond, c’est bien mieux comme ça. Je n’aurais pas été un bon avocat, ni un bon politicien.
Face à l’imprévu, chaque policier est un funambule progressant sur un fil de fer: s’il trébuche, c’est la faute professionnelle (qui mène tout droit à la catastrophe), et s’il garde l’équilibre, l’intervention est réussie (et sauve des vies). Dans le tumulte, le chaos, la violence, l’urgence, nous devons souvent prendre des décisions à chaud, avec un maximum de sang-froid.
Malgré tout, j’attends chaque fois cette poussée d’adrénaline lorsque j’aborde les situations qui m’obligent à me surpasser.
Je n’ai jamais eu besoin de chercher le trouble. C’est le trouble qui me trouve, toujours.
Je ne sais rien du tireur. Ni son nom ni ses motifs. Je ne sais même pas s’il agit seul. Mais je suis certain de trois choses: il est lourdement armé, le collège est rempli d’étudiants qui sont à sa merci, et nous devons le neutraliser avant qu’il fasse d’autres victimes.
J’ai rejoint les forces policières dans ce seul but: protéger la vie. Quitte à me mettre dans la merde jusqu’au cou.
Mon instinct était bon. Ce que je ne savais pas, c’est que ça arriverait si vite.