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Citation de Partemps


MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Vous avez raison ; est-ce qu’il reprendrait son rêve ?

BORDEU.
Écoutons.

D’ALEMBERT.
Pourquoi suis-je tel ? c’est qu’il a fallu que je fusse tel… Ici, oui, mais ailleurs ? au pôle ? mais sous la ligne ? mais dans Saturne ?… Si une distance de quelques mille lieues change mon espèce, que ne fera point d’intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres ?… Et si tout est un flux général, comme le spectacle de l’univers me le montre partout, que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes de quelques millions de siècles ? Qui sait ce qu’est l’être pensant et sentant en Saturne ?… Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée ?… pourquoi non ?… L’être sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n’en ai ?… Si cela est, ah ! qu’il est malheureux le Saturnien !… Plus de sens, plus de besoins.

BORDEU.
Il a raison ; les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins produisent les organes [5].

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Docteur, délirez-vous aussi ?

BORDEU.
Pourquoi non ? J’ai vu deux moignons devenir à la longue, deux bras.
MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Vous mentez.

BORDEU.
Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j’ai vu deux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Quelle folie !

BORDEU.
C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête [6].

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée… Vous me faites venir des idées bien ridicules.

BORDEU.
Paix.

D’ALEMBERT.
Je suis donc tel, parce qu’il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement ; mais le tout change sans cesse… L’homme n’est qu’un effet commun, le monstre qu’un effet rare ; tous les deux également naturels, également nécessaires, également dans l’ordre universel et général… Et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?… Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban [7] du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus : répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle : mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avez l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Ô Architas ! vous qui avez mesuré le globe, qu’êtes-vous ? un peu de cendre… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ?… Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ?… La vie, une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ?… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes… Et qu’importe une forme ou une autre ? Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre. Depuis l’éléphant jusqu’au puceron… depuis le puceron jusqu’à la molécule sensible et vivante, l’origine de tout, pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou qui ne jouisse.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.
Il ne dit plus rien.

BORDEU.
Non ; il a fait une assez belle excursion. Voilà de la philosophie bien haute ; systématique dans ce moment, je crois que plus les connaissances de l’homme feront des progrès, plus elle se vérifiera.
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