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Citation de Partemps


Au Grandval, le 15 octobre 1759.

Voilà pour la troisième fois que j’envoie à Charenton, et point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne m’avez-vous point écrit ? Le domestique partit avant-hier à deux heures et demie ; je lui avais recommandé de mettre mes lettres dans la commode à laquelle je laisserais la clef. À six heures, je pensai qu’il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut plus longue. Je montai, j’ouvris le tiroir ; point de lettres. Je descendis, j’avais l’air inquiet ; on s’en aperçut ; car tout ce qui se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa ; je pris peu de part à la conversation ; on me proposa de jouer, j’acceptai. Au milieu de la partie, je quittai, j’allai voir, et je ne trouvai rien. Je me dis : Apparemment que ce coquin-là se sera amusé à boire, et qu’il ne viendra que bien tard. Tant mieux ; je me retirerai de bonne heure ; je serai seul ; je me coucherai, et je lirai la tête sur mon oreiller.

C’était un grand plaisir que je me promettais ; j’étais impatient qu’on eût servi, et qu’on eût soupe, et qu’on remontât. Ce moment enfin arriva ; je courus à la commode ; je ne doutai point d’y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin d’être trompé dans mon attente.

Qu’est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l’adresse que je vous ai laissée ? Vos lettres se seraient-elles égarées ? Vous vengeriez-vous de mon silence ? Votre dessein serait-il de me faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte ? Y aurait-il quelque chose de plus étrange que je ne conçois pas ? Je ne sais que penser. Nous attendons ce soir un commissionnaire. Il vient de Paris, il passera par Charenton. On lui a recommandé de voir à la poste s’il n’y aurait rien pour le Grandval. Il sera ici sur les sept heures. Il en est quatre. Je patienterai donc encore trois heures. En attendant, je causerai avec mon amie, comme si j’étais fort à mon aise, quoiqu’il n’en soit rien.

Hier, je perdis toute ma matinée, ou plutôt je l’employai bien. Je reçus un billet qui m’appelait à Sussy. Il était d’un pauvre diable qui a imaginé un projet de finance sur lequel il voulait avoir mon avis. C’est une combinaison ingénieuse de loteries et d’actions : il n’y a rien d’odieux ; cela pourrait être durable ou momentané. Il en reviendrait au roi cent vingt millions[1]. Les riches ne seraient pas vexés ; les pauvres deviendraient propriétaires d’un effet commerçable sur lequel il y aurait un petit bénéfice à faire pour eux. On fut assez surpris de me voir habillé et parti de si grand matin. Je ne doute point que nos femmes n’aient mis un peu de roman dans cette sortie. Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous fermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux d’autrefois ; après quoi le père Hoop[2], le Baron et moi, rangés autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de la vie. Notre mélancolique Écossais fait peu de cas de la sienne. « C’est pour cela, lui dit Mme d’Aine, que je vous ai donné une chambre qui conduit de plain-pied de la fenêtre dans le fossé ; mais ne vous pressez guère de profiter de mon attention. » Le Baron ajouta : « Vous n’aimez peut-être pas vous noyer ; si vous trouvez l’eau froide, père Hoop, allons nous battre. » Et l’Écossais : « Très-volontiers, mon ami, à condition que vous me tuerez. »

On parla ensuite d’un M. de Saint-Germain qui a cent cinquante à cent soixante ans et qui se rajeunit, quand il se trouve vieux[3]. On disait que si cet homme avait le secret de rajeunir d’une heure, en doublant la dose il pourrait rajeunir d’un an, de dix, et retourner ainsi dans le ventre de sa mère. « Si j’y rentrais une fois, dit l’Écossais, je ne crois pas qu’on m’en fit sortir. »

À ce propos il me passa par la tête un paradoxe que je me souviens d’avoir entamé un jour à votre sœur, et je dis au père Hoop, car c’est ainsi que nous l’avons surnommé parce qu’il a l’air ridé, sec et vieillot : « Vous êtes bien à plaindre ! mais s’il était quelque chose de ce que je pense, vous le seriez bien davantage. — Le pis est d’exister et j’existe. — Le pis n’est pas d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte qu’il n’en sera rien. — Peut-être ; dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ? Concevez-vous bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non vivant à l’état de vivant ! Un corps s’accroît ou diminue, se meut ou se repose ; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner de la vie ? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir ; c’est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et celui-ci se meut ; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en les parties comme vous l’imaginerez ; si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposez qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c’est avancer, ce me semble, une absurdité très-forte, ou je ne m’y connais pas. Quoi ! la particule A placée à gauche de la particule B n’avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte et morte ; et voilà que celle qui était à gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent ! Cela ne se peut. Que fait ici la droite ou la gauche ? Y a-t-il un côté et un autre dans l’espace ? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent, vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans c’est bien loin ! »

Et Mme d’Aine : « On ne naît point, on ne meurt point ; quelle diable de folie ! — Non, madame. — Quoiqu’on ne meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites croire à cela. — Attendez : Thisbé vit, n’est-il pas vrai ? — Si ma chienne vit, je vous en réponds, elle pense, elle aime, elle raisonne, elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous souvenez bien du temps où elle n’était pas plus grosse qu’un rat ? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est devenue si rondelette ? — Pardi, en se crevant de mangeaille comme vous et moi. — Fort bien, et ce qu’elle mangeait vivait-il ? ou non ? — Quelle question ! pardi non, il ne vivait pas. — Quoi ! une chose qui ne vivait pas, appliquée à une chose qui vivait, est devenue vivante et vous entendez cela ? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme mort entre vos bras, il ressusciterait. — Ma foi, s’il était bien mort, bien mort… ; mais laissez-moi en repos ; voilà-t-il pas que vous me feriez dire des folies. »

Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe… On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient, et moi je disais : Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ! Et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus ; mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient a s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.

Mais il est sept heures, et ce maudit commissionnaire ne paraît pas. Je suis d’une inquiétude extrême. Il est sûr que j’irai demain moi-même à Charenton, à moins qu’un déluge de pluie ne m’en empêche.

Nous avons eu aujourd’hui à dîner Mme d’Houdetot ; elle nous est venue de Paris, elle y retourne, et de là à Épinay. Elle aura fait ses bonnes onze lieues. Cette expédition d’Angleterre la tient dans de cruelles alarmes ; c’est une femme pleine d’âme et de sensibilité. On parlait du vent sourd et continu qui fait mugir ici les appartements. J’ai dit que le bruit ne m’en déplaisait pas, qu’on en sentait mieux la douceur de l’abri, qu’il berçait, et qu’il inclinait à rêver doucement. « Cela est vrai, a-t-elle répondu, mais je ne l’entends point sans penser que peut-être il écarte les Anglais du détroit et que nous profitons de ce moment pour sortir de nos ports et jeter en Angleterre vingt-deux mille malheureux dont il n’en reviendra pas un. »

Il faut que vous sachiez que parmi ces vingt-deux mille hommes, il y a un M. de Saint-Lambert dont vous m’avez entendu parler souvent avec éloge, que la reconnaissance seule a attaché au prince de Beauveau, et qui le suit ; sa perte, si elle arrivait, nous causerait bien des regrets et lui coûterait à elle bien des larmes.
On écrit de Lisbonne à notre voisin M. de Sussy que le roi de Portugal a proposé aux Jésuites de se séculariser ; que cinquante ont accepté
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