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Citation de Partemps


On dit qu’il y a des couleurs amies et des couleurs ennemies ; et l’on a raison, si l’on entend qu’il y en a qui s’allient si difficilement, qui tranchent tellement les unes à côté des autres, que l’air et la lumière, ces deux harmonistes universels, peuvent à peine nous en rendre le voisinage immédiat supportable. Je n’ai garde de renverser dans l’art l’ordre de l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est en peinture ce que la basse fondamentale est en musique ; et je doute qu’aucun peintre entende mieux cette partie qu’une femme un peu coquette, ou une bouquetière qui sait son métier. Mais je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit technique facile et borné, ce que nous appelons entre nous un protocole. En effet, il y a tel protocolier en peinture, si humble serviteur de l’arc-en-ciel, qu’on peut presque toujours le deviner. S’il a donné telle ou telle couleur à un objet, on peut être sûr que l’objet voisin sera de telle ou telle couleur. Ainsi la couleur d’un coin de leur toile étant donnée, on sait tout le reste. Toute leur vie, ils ne font plus que transporter ce coin. C’est un point mouvant, qui se promène sur une surface, qui s’arrête et se place où il lui plaît, mais qui a toujours le même cortège ; il ressemble à un grand seigneur qui n’aurait qu’un habit avec ses valets sous la même livrée. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant un technique propre et limité, je n’en doute point : et je le découvrirais, si je voulais m’en donner la peine ; c’est que l’homme n’est pas Dieu ; c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature.

Vous pourriez croire que, pour se fortifier dans la couleur, un peu d’étude des oiseaux et des fleurs ne nuirait pas. Non, mon ami ; jamais cette imitation ne donnera le sentiment de la chair. Voyez ce que devient Bachelier, quand il a perdu de vue sa rose, sa jonquille et son œillet. Proposez à Mme Vien de faire un portrait, et portez ensuite ce portrait à La Tour. Mais non, ne le lui portez pas ; le traître n’estime aucun de ses confrères assez pour lui dire

vérité. Proposez-lui plutôt à lui, qui sait faire de la chair, de peindre une étoffe, un ciel, un œillet, une prune avec sa vapeur, une pêche avec son duvet, et vous verrez avec quelle supériorité il s’en tirera. Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît.

Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair ; c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre ; c’est que, tandis que l’œil de l’artiste est attaché à la toile, et que son pinceau s’occupe à me rendre, je passe ; et que, lorsqu’il retourne la tête, il ne me retrouve plus. C’est l’abbé Le Blanc qui s’est présenté à mon idée ; et j’ai bâillé d’ennui. C’est l’abbé Trublet qui s’est montré ; et j’ai l’air ironique. C’est mon ami Grimm ou ma Sophie qui m’ont apparu ; et mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé a versé de tous côtés l’incarnat et la vie. Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de La Tour et de Bachelier. Quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme, cette toile qui s’agite, se meut, s’étend, se détend, se colore, se ternit selon la multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme !

Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême, et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres. Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ? Ah ! mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que le sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.
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