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Citation de Partemps


Chapitre IV

Cependant la femme de Zante tenait sa fille sur ses genoux, et elle s’efforçait de l’amadouer, car la petite lorgnait du côté du lit et la femme ne voulait rien entendre.
La folle a donc ramené ses cheveux derrière les oreilles, car son agitation l’avait tout échevelée, et elle disait en baisant les yeux de sa fille :
« Mon cœur, mon trésor, sois belle, marie-toi et nous irons voir le monde, et nous nous assiérons toutes les deux près de la fenêtre et nous lirons la Sainte Écriture et les Mille et Une nuits. »
Et après l’avoir câlinée et lui avoir baisé les yeux et les lèvres, elle l’a laissée sur sa chaise en lui disant : « Voici un petit miroir, vois comme tu es belle et combien tu me ressembles. »
Et la fille, qui n’était pas habituée à tant de prévenance, se tint tranquille et versa même des larmes de joie.
Mais voici que des piétinements se sont fait entendre, qui allaient croissant.
Elle s’est alors interrompue en jetant un regard vers la porte et en dilatant ses narines.
Et voici que les femmes de Missolonghi ont fait leur apparition devant elle ; elles ont posé la main droite sur leur poitrine et se sont inclinées, puis se sont immobilisées en gardant le silence.
« Et alors quoi ? Que venez-vous faire ici ? C’est une plaisanterie ? Que me voulez-vous, bonnes femmes ? Vous avez fait un tel raffut en traînant vos savates dans les escaliers que vous êtes venues, je suppose, me donner des ordres ».
Et toutes demeuraient immobiles, en gardant le silence ; puis l’une a pris la parole : « Oui, tu as raison. Tu es dans ton pays, tu es chez toi, et nous ne sommes que des étrangères, perpétuellement dans le besoin ».
Et la femme de Zante, alors, lui a coupé la parole : « Madame la donneuse-de-leçons, vous avez tout perdu, mais votre langue, à ce que j’entends, vous l’avez gardée.
Je suis dans mon pays et je suis chez moi ; mais Madame n’était-elle pas aussi dans son pays, n’était-elle pas chez elle ?
Et que vous a-t-il manqué ? Et en quoi le Turc vous a-t-il fait du mal ? Est-ce qu’il ne vous avait pas laissé de quoi manger, et vos domestiques, et vos jardins ? Grâce à Dieu, vous possédiez bien plus que je ne possède, moi.
Est-ce que je vous ai dit de vous en prendre au Turc, que vous veniez maintenant faire l’aumône chez moi et m’insulter ?
Oui, oui ! Vous faisiez les bravaches dans les rues. À guerroyer ! Ah, vous deviez être belles à voir, un fusil à la main et en jupon ! Ou bien est-ce que vous portiez aussi la culotte ? Et vous avez marqué des points, au début, car vous les avez pris par surprise, ces pauvres et braves gars de Turquie.
Et comment auraient-ils pu soupçonner une telle traîtrise ? Était-ce la volonté de Dieu ? Est-ce que vous ne passiez pas vos journées et vos nuits à frayer avec eux ?
Moi aussi, un matin à l’aube, j’aurais pu enfoncer le couteau dans la gorge de mon mari (que le diable l’emporte).
Et maintenant que vous voyez le vent tourner, vous voulez que le poids en retombe sur moi.
Vous êtes bonnes, en vérité ! Demain, après la chute de Missolonghi, les rois remettront bon ordre dans cette folle de Grèce, et c’est en eux que je place tous mes espoirs.
Et tous ceux qui survivront à l’anéantissement viendront chercher pitance à Zante et, une fois le ventre plein, ils nous insulteront. »
Sur ces mots, elle s’est tue un instant, en regardant les femmes de Missolonghi droit dans les yeux.
« Vous voyez que, moi aussi, je peux avoir la langue bien pendue ! Oui ou non ? Et maintenant qu’attendez-vous ? Mon discours ne vous a peut-être pas déplu ?
Vous, vous n’avez rien d’autre à faire que mendier votre pain ; et, pour dire la vérité, je pense que celui qui n’en a pas honte doit en tirer satisfaction.
Mais moi j’ai à faire. Vous m’entendez ? J’ai à faire ». Et, tandis qu’elle s’égosillait ainsi, elle avait cessé de ressembler à un petit tas de hardes pour recouvrer l’apparence d’un être normal.
Car la colère l’avait fait se dresser sur la pointe des points, et elle touchait à peine le sol ; et elle fit les yeux ronds, et celui qui ne louchait pas parut loucher, tandis que celui qui louchait parut normal. Et elle devint comme ces masques de plâtre que les hommes de l’art appliquent sur le visage des morts.
Et en la voyant retrouver sa forme première, on se disait : « Peut-être est-elle tombée entre les mains du diable, mais il s’est repenti et l’a laissée aller, à cause de sa haine pour ses semblables. »
Et sa fille, la regardant, s’est mise à pousser des cris ; et les domestiques ont oublié leur faim, et les femmes de Missolonghi sont descendues sans faire de bruit.
Alors la femme de Zante a posé la main sur son cœur et a soupiré, en lançant d’une voix forte :
« Comme il bat, mon Dieu, ce cœur si bon que tu m’as donné ! »
Ce sont ces putains qui m’ont contrariée ! Toutes les femmes au monde sont des putains !
Mais toi, ma fille, tu ne seras pas une putain comme ma sœur et les autres femmes d’ici.
Plutôt la mort. Et toi, mon trésor, te voilà tout effrayée. Allons, tiens-toi tranquille, car si tu bouges encore de cette chaise, je fais aussitôt revenir ces harpies pour qu’elles viennent te manger ».
Et les domestiques s’étaient rendus dans la cuisine sans attendre l’injonction de la femme, et là, ils se mirent à parler de leur faim.
Et la femme est alors rentrée dans sa chambre.
Il s’est fait un grand silence, après quoi j’ai entendu le lit grincer ; d’abord un peu, puis de plus en plus fort ; et des halètements et des gémissements s’échappaient entre les grincements ;
ainsi que font les portefaix lorsque ces malheureux transportent sur leur dos une charge trop lourde pour eux.
Et je me suis éloigné de la pierre du scandale, moi, Dionysios le moine. Et au moment même où je franchissais la porte de la maison, j’ai croisé le mari de la femme de Zante, qui montait les escaliers.
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