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Citation de Partemps


Impériale prudence. Nous sommes doués l’un et l’autre d’un instinct si pointu que nous n’avons pas besoin de partager les incidents de nos parcours. Écrire, c’est avant tout se taire. Écrire, c’est partager la moelle interdite dont nous sommes les uniques jouisseurs.
Jim s’installe à mon bureau, couvre d’encre son carnet rouge. La moelle, la moelle est là, intouchable, ultra-vivante derrière le mur de son front, glissant jusqu’à la main droite agitée de frissons. La bouche se contracte imperceptiblement. Peut-être est-il en train de se lire avant même d’avoir écrit. Déjà, il se corrige, se relit et, de nouveau, corrige s’il y a lieu les méandres d’un texte qui n’existe pas encore. Tout se joue d’avance au cours de cet instantané à la fois survolté et paisible. Voilà qui est fait. À ce moment, Jim a une façon particulière de se redresser pour trouver appui contre le dossier du fauteuil. Il a besoin de s’abandonner pendant trois secondes à une crise de stupeur douce, à la fois folle et familière. Puis il remet en route un disque de Mozart. La musique sert de relais, il n’y en a pas d’autre.
D’une certaine façon, je suis l’auteur d’une anthologie exclusivement consacrée à Jim. Cet énorme ouvrage concerne tout ce qui le touche de près ou de loin. Histoire de sa peau, de son esprit, de sa puissance de travail ininterrompu, de sa gaieté ou de sa gravité, de ses surprises également. À quoi s’ajoutent en s’y greffant les modulations de ses gestes, du plus éloquent jusqu’au plus dérobé. Aucun détail de cette étrange aventure sans début ni fin ne peut être négligé. Rien n’est superflu, j’ai découvert cela au cours de ce gigantesque et délicat travail d’observation qui dure depuis quarante-deux ans.
Les gestes d’un écrivain sont chargés de raconter, un par un, ce qui peut être — ce qui doit être — un corps aussi singulier. Corps impatient. Corps injuste, ingrat, gratifiant, infatigable. Ses éloquences modulées à l’infini : sauvages, tendres, furibondes, souvent répétitives mais nécessaires. Ses gaietés aussi.
Les gestes sont des collaborateurs absolus. Impossible de s’en passer ou de les négliger par erreur ou fatigue. L’oeuvre ne cesse de les réclamer. Qu’est-ce qu’une oeuvre réussie, sinon une chair, une chair authentiquement vivace dont les gestes sont les organes, la pulpe, les nerfs, le sang, un luxueux instrument, la patine.
J’ai conçu ce monument bizarre sans jamais l’avoir consciemment voulu. Il s’est bâti de lui-même. S’il n’était qu’un livre ordinaire, il resterait indéchiffrable à n’importe qui. j’en resplendis de fierté quand j’y pense, bien que je n’aie nullement besoin d’y penser. Il continue à tourner sur lui-même, en prenant petit à petit la rondeur et l’épaisseur d’un rouleau manuscrit chinois qui ne sera jamais publié. Il s’est fait de seconde en seconde, de jour en jour, d’année en année. Sphère transparente, on peut le dire, trouée de part en part, à quelque instant que ce soit aussi bien la nuit ou le jour, par la rigueur de mon attention magique et voilà tout.
Précision.
J’y ai travaillé sans jamais supposer qu’il s’agit là d’un travail de titan. Ça peut être doux, léger, feutré, un titan. Et pourquoi pas un ange en disponibilité ? Le plus curieux, c’est sa chance de n’avoir rien de commun avec l’écriture, la musique ou la parole, mais plutôt avec un langage éphémère et définitif suscité par mes intuitions. Tout à coup c’est là, gratuit, presque enfantin, merveilleux. Comme un inventaire vécu à l’écart de ma volonté. Un exemple concret parmi tant d’autres : quand Jim cherche un mot dont il a besoin de toute urgence pour équilibrer la lumière de sa pensée, je le devine à la tension d’un certain petit muscle sous son oreille : je suis seule à l’avoir remarqué.
— Ho !
— Qui parle ?
— Le moi de ton moi. Sois claire, s’il te plaît, ou bien boucle-la.
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