De toute façon, comment peut-on être aimé de quelqu’un quand on ne s'aime déjà pas soi-même?
C’est vrai que je suis dur avec elle, mais je l’aime, je ne veux pas la perdre. Je ne veux pas qu’on me l’enlève. Est-ce que j’aurais dû prendre plus au sérieux ses maux de ventre ? Est-ce que j’aurais dû l’emmener dès hier soir aux urgences ? Est-ce que j’aurais dû aller dans un hôpital plus réputé, quitte à faire quelques kilomètres de plus ? Il est 18 heures. Je prends une douche et je retourne à l’hôpital. Je veux être là. Au plus près d’elle. je . ses parents. Je tombe sur la messagerie de Louise.
Pour moi, elle est le messie. Celle qui a sauvé – ou du moins qui a tenté de le faire – ma merveille merveilleuse. « Si vous pensez être capable de le supporter, je peux vous montrer des photos prises pendant l’intervention. Ce sera plus parlant. » Je ne pensais pas un jour voir Ève de l’intérieur. Ses viscères, ses entrailles. Complètement sortis, sur une table, à côté de son ventre. Au milieu, le morceau nécrosé qui ressemble à un long boudin noir, un morceau de bois charbonneux. Je manque de m’évanouir. Et surtout, je prends la mesure de sa souffrance. La chirurgienne lit dans mes pensées : « C’est un miracle qu’elle ait tenu aussi longtemps ; ce type de pathologie peut déclencher un infarctus et généralement c’est foudroyant.
Des images violemment pornographiques et dégoûtantes me hantent avec, bien évidemment, Ève en personnage principal. Je l’imagine, jupe retroussée, dans toutes les positions et toutes les configurations que son bureau peut permettre. Un mauvais film dont je ne parviens pas à me libérer, même les yeux ouverts. Les protagonistes masculins sont puissants, beaux, magnétiques. Ils pénètrent ma princesse sans ménagement. Et elle rit et râle, la tête penchée en arrière, répandant ses longs cheveux sur son dos, ses fesses, la bouche sensuellement entrouverte laissant apparaître un bout de langue malicieux, le sexe offert, excitée par l’interdit et pensant déjà au suivant.
Je déteste faire ce que je suis en train de faire. Mais il faut que j’aille jusqu’au bout. J’ai le sentiment que plus on se rapproche du sol et plus les tiroirs sont remplis d’intimité… Bingo : tout en bas et bien poussée dans le fond, je découvre une ancienne boîte à cigares fermée par un petit crochet doré et remplie de cartes de visite. Je les regarde une à une, conscient d’être quelque peu intrusif, mais j’ai mes raisons. Celles qui se trouvent sur le dessus sont des cartes de visite de distributeurs, de grossistes. Mais en dessous… il me semble qu’il s’agit de cartes de clients des alentours.
J’étais étrangement attiré par tout ce qui me faisait peur chez elle et qui était si éloigné de ma personnalité : son humour, sa jeunesse d’esprit, sa sensualité, son aplomb, sa joie de vivre. Le 6 octobre – je m’en souviendrai toute ma vie –, nous sommes allés tous les deux dans un restau qu’elle avait choisi – festif, bruyant, branché. La musique était si forte qu’on ne pouvait se parler. Mais je me délectais de sa beauté, de ses gestes délicats, de son sourire. C’est là que j’ai chaviré, dans cet univers aux antipodes du mien.
« Il est où notre soleil ? » Beaucoup connaissent même son prénom. C’est hallucinant. J’ai beau essayer d’être moins jaloux, il y a des limites. Je suis sûr que ses clients ne viennent pas du tout pour les succulents plats cuisinés par la chef mais pour mater Ève, pour la draguer, pour tenter de la mettre dans leur lit. Avant l’accident, quand Ève travaillait et que je déjeunais là, je voyais tous les regards concupiscents de ces mecs et leurs gestes trop tactiles. Ça me rendait malade.
« Alléluia, elle a pété ! »
Je m’attendais à tout sauf à cette phrase prosaïque qui a tout l’air d’être une sacrée victoire. Ça me détend illico : « Un petit pet pour l’homme, un grand pas pour l’humanité ? »
Et nous pouffons de rire. Depuis combien de temps je n’ai pas ri ? Je n’arrive même pas à m’en souvenir.
« Plus sérieusement, c’est vraiment une sacrée bonne nouvelle. Je l’ai mise sur le côté pour lui faire sa toilette, comme tous les matins, et hop, c’est venu.
— On en est toujours là, en dépit de toutes les épreuves qu’on a traversées cette année… C’est fou comme on n’avance pas. On patine. On n’y arrivera pas. Perso, je n’en peux plus. »
Je suis comme un dingue quand elle me parle comme ça. J’ai l’impression que notre relation ne tient qu’à un fétu de paille et qu’elle serait capable d’y mettre fin sans états d’âme. Sous l’effet de la colère, je donne un coup violent sur le volant et j’accélère. Dangereusement.
Elle a vraiment le rythme dans la peau. Qu’est-ce qu’elle est belle ! J’adore ses jambes, son ventre, son dos, ses cheveux, ses dents irrégulières, ses mains. J’adore sa grâce, son sourire, sa délicatesse, sa sensibilité. Même quand elle fait des chorégraphies débiles avec Clem, elle est élégante. Elle me regarde en riant, me fait des signes pour que je la rejoigne. Je ne bouge pas. Clem en remet une couche : « Allez, Antoine, viens danser ! Lâche-toi !