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Critiques de Emile Nolly (2)
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Hiên le maboul

Sous le pseudonyme d’Émile Nolly se dissimulait l’un de nos meilleurs écrivains coloniaux, et surtout l’un des plus honorables : la preuve en est que ses romans sont toujours ponctuellement réédités.

Et pourtant, la carrière d’Émile Nolly fut extrêmement brève, six années à peine : le temps pour Émile Joseph Détanger, capitaine de l’Armée Française, de publier une poignée de romans avant de rendre le dernier soupir sur le champ de bataille, le 5 septembre 1914, à seulement 33 ans. Une perte qui fut douloureusement vécue, non seulement parce que c’était un écrivain de grande valeur qui disparaissait, mais parce que la mort, deux semaines plus tard, dans des circonstances similaires, d’Alain-Fournier, le très surestimé auteur du « Grand Meaulnes », éclipsa rapidement la sienne. Or, s’il est peu probable qu’Alain-Fournier ait accouché d’autres chefs d’œuvre, Émile Nolly, lui, annonçait une œuvre grandiose, qui l’eût porté au panthéon de la littérature française.

Avant de revenir mourir pour la France, Émile Nolly fit essentiellement carrière dans les colonies françaises, au Tonkin d’abord (la pointe sud du Vietnam), puis, plus longuement, au Maroc. C’est donc essentiellement au sujet de ces deux pays qu’il écrivit, sur un ton radicalement nouveau pour l’époque, à la fois profondément humaniste et ouvertement fraternel, sans pour autant jamais sombrer dans une niaiserie paroissiale. Au contraire, ses romans sont particulièrement sombres, et s’attachent généralement à des marginaux, des exclus, des inadaptés, qui se heurtent à la société des hommes, que ce soit celle locale des indigènes ou celle, prétendument civilisatrice, des coloniaux.

Pour autant, Émile Nolly n’était pas hostile à la colonisation. Le problème à ses yeux, c’était l’humain, et particulièrement l’humain occidental qui se retrouvait soudain dans un pays inconnu dont il ne comprenait pas grand-chose, avec le rôle difficile de celui qui ne peut aider une population sans incarner une autorité supérieure. Comment d'ailleurs se montrer pédagogue et civilisateur, lorsque l’on est soi-même perdu loin de son pays et de ses repères ? Émile Nolly ne choisira parmi ses personnages principaux que des égarés, des sensuels, des désespérés, des infantiles, dont la présence est incongrue et la destinée est souvent tragique.

Émile Nolly avait-il la prescience de sa propre mort précoce ? Sans doute pas, mais ses romans semblent annoncer l’inaptitude à vivre de celui qui ne sait pas maîtriser ses émotions ou comprendre le milieu où il se trouve.

Le plus étrange, c’est que l’obsession littéraire d’Émile Nolly ne semble rien avoir eu de personnel. Il a laissé le souvenir d’un homme sévère mais juste, sensible mais droit dans ses bottes, courtois et empathique en toutes circonstances. On imagine donc que ses thématiques ont été plutôt inspirées par des rencontres d’âmes en détresse qui l’ont profondément ému.  

C’est avec « Hiên Le Maboul » qu’il entre en littérature à la fin de l’année 1908, grâce à l’entremise du poète et auteur de théâtre André Rivoire, pour lequel il avait une grande admiration, et à qui il avait envoyé un court récit autobiographique, « Heures Khmères », dont on ne sait d’ailleurs ce qu’il a pu devenir. Toujours est-il qu’André Rivoire recommanda Émile Nolly aux éditions Calmann-Lévy, qui publieront l’intégralité de son œuvre.

« Hiên le Maboul », c’est le surnom que l’on donne à Pham Van Hiên, l’idiot du village de Phước Tỉnh, un petit bourg rural situé en Cochinchine, en bordure de la grande forêt d’Annam, laquelle couvre de sa jungle tropicale toute cette région au nord d’Hanoï, voisinant avec le sud de la Chine.

Hiên vit seul, dans cette grande forêt, une existence d’ermite qui satisfait son esprit simple, en phase avec la nature et le monde animal. Mais un jour des colons français débarquent, recrutant de force dans chaque village les hommes jeunes afin d’en faire des tirailleurs à la solde de la République Française. Des tirailleurs qui sont d’ailleurs moins d’authentiques soldats qu’une main d’œuvre à bon marché, employée pour tous les travaux manuels. Ce n’est pas vraiment de l’esclavage : les hommes touchent une solde honorable. Mais toute tentative de fuite est considérée comme une désertion, et tout déserteur doit être abattu.

C’est à dessein que l’armée coloniale est envoyée dans la forêt de Cochinchine, pour ramener ces paysans naïfs et sans défense à Haiphong, afin de les embarquer ensuite pour une longue croisière jusqu’à l’extrême sud de l’Annam, dans la ville péninsulaire de Cap Saint-Jacques (aujourd’hui Vũng Tàu), plaque tournante de l’économie et de l’import/export de l’Indochine Française.

Ainsi transbordés sans argent à 800 kilomètres de chez eux, les malheureux Annamites n’ont pas d’autre choix que d’endosser l’uniforme de tirailleur et de faire ce qu’on leur dit, s’ils veulent être nourris et logés. La plupart s’y font aisément, mais pour Hiên, l’épreuve est épouvantable. Nul colon, en effet, ne s’est rendu compte que Hiên était un simplet. Mais tout le monde va rapidement le réaliser lors des exercices de tirs.

Tétanisé par les détonations des fusils, Hiên pousse des hauts cris dès qu’un coup de feu est tiré, et va se cacher dans des fourrés ou dans des anfractuosités, provoquant l’hilarité générale. Hiên est d’autant plus comique que, pour un vietnamien, c’est un homme de haute taille et de forte carrure, chez lequel le caractère peureux et enfantin semble particulièrement décalé. Il ne tarde pas à devenir le souffre-douleur de tout le camp.

Il n’y a d’ailleurs pas que des tirailleurs et des colons, dans ce camp. Il y a aussi des familles civiles, qui assurent la logistique, la nourriture et la cuisine. L’une d’elles compte une fort jolie adolescente, Maÿ, qui aime à traîner au sein du camp pour tester son pouvoir de séduction auprès des garçons. Elle remarque rapidement Hiên, dont elle devient une harceleuse féroce et quotidienne.

Curieusement, Hiên est charmé d’attirer l’attention de cette ravissante créature, qui éveille un sentiment incroyablement doux en lui. Il est bien incapable de comprendre, dans le regard déjà pervers de cette jeune femme, ce qu’il lui inspire à la fois comme désir physique et comme mépris pour son handicap mental. Il ne voit qu’une chose : elle le regarde, elle le remarque, et ses méchancetés sont comme des geste d’attention. Cependant, la méchanceté de Maÿ a un avantage : elle éveille en Hiên une virilité qui était encore dormante, et donc un embryon d’orgueil et d’amour-propre. Ainsi, quelques jours plus tard, alors que, devant Maÿ, un tirailleur se moque publiquement de sa peur des coups de feu, Hiên se lève brusquement, frappe de toutes ses forces le moqueur et l’expédie à plusieurs mètres, devant des tirailleurs ébahis.

Maÿ en est toute excitée, car elle sent bien là l'influence de son charme féminin. Les tirailleurs en revanche, comme les colons français, sont choqués par ce manquement à la discipline, et en appellent à l’officier du camp.

Heureusement pour Hiên, cet officier est l’archétype du "bon" officier colonial, un homme encore jeune, mais juste, humaniste, sincèrement épris de la culture annamite, désireux d’améliorer la condition de vie des indigènes, et parlant parfaitement la langue vietnamienne. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que Hiên est "différent", mais que cette différence n’exclut pas un sens de la justice et de l’honneur qui est directement à l’origine de son geste violent. Non seulement il se refuse à punir Hiên, mais il le prend sous son aile, le dispense des devoirs du soldat, et en fait son domestique personnel – ce qui lui permettra d’abord d’en faire son élève.

Car cet officier que chacun surnomme « L’Aïeul à Deux Galons », et qu’Émile Nolly ne désignera jamais sous son vrai nom, parce que c’est de lui-même qu’il s’agit, est un homme profondément bon, qui ne voit pas Hiên comme un anormal mais comme un enfant, un enfant perdu et martyrisé, dont il va devenir le père adoptif – sans aucune ambiguïté. Le soir, il parle longuement avec lui, le questionne, lui pose des problèmes simples mais qui habituent Hiên à faire fonctionner régulièrement sa maigre intelligence. Enfin, ayant recueilli la confidence de son amour pour Maÿ, l’Aïeul va arranger avec les parents de la jeune fille un mariage rendu possible, précisément, grâce à la montée dans la hiérarchie sociale de Hiên, bombardé symboliquement aide de camp du lieutenant en chef, avec solde en rapport.

Ni les parents de Maÿ, ni Maÿ elle-même ne s’opposent à ce projet : l'âpreté de la vie des Annamites ne les a pas enclins au romantisme. Pour une jeune fille annamite, un garçon qui touche une solde substantielle du Ministère des Colonies, c’est un bon parti. Et s’il est complètement idiot, tant mieux : Maÿ préfère cela à un mari trop astucieux, qui verrait clair dans le jeu de cette petite gourgandine.

Lors de leur première entrevue intime de fiançailles, Maÿ attend naïvement que Hiên la prenne brutalement à même le sol, comme tant d’autres soldats l’ont déjà fait. Mais devant ses airs alanguis, Hiên reste à la regarder stupidement avec un air réjoui. Maÿ comprend alors que Hiên ne sait rien de ce qu’un homme doit faire avec une femme, et pleine d’amertume, elle songe alors à se faire "congaï", c’est-à-dire demi-prostituée, entretenue par des riches colons français. Au Cap Saint-Jacques, ça n’est pas ce qui manque...

Elle peut bientôt réaliser librement ce projet grâce au brusque départ de l’Aïeul, appelé pour une mission lointaine, et qui se retrouve forcé de déléguer son autorité à l’adjudant Pietro, lequel est le modèle abject du "mauvais" officier colonial, l’individu médiocre et veule qui se sent rehaussé par son pouvoir sur les indigènes, et exerce son autorité de manière tyrannique, à grands coups de fouets et de bâtons.

Pietro hait de toutes ses forces Hiên. À peine l’Aïeul est-il parti que Pietro ramène Hiên dans le baraquement des tirailleurs, et lui impose travaux forcés et manœuvres épuisantes, le frappant aussi souvent que possible. Un véritable retour à la case départ, contre lequel, lâchement, nul n’ose s’élever. Mais Hiên a désormais conscience d’être victime d’une injustice. Malgré les efforts de l’Aïeul, il n’est pas parvenu à apprendre à écrire, mais il sait qu’il existe à Cap Saint-Jacques un écrivain public, qui rédige des lettres sur commande. Payant un sergent-major qui a l’opportunité d’aller en ville, il lui dicte oralement une lettre à faire envoyer à l’Aïeul par l’écrivain public.

Deux semaines plus tard, ayant obtenu aussi rapidement que possible l’annulation de sa mission, l’Aïeul est de retour au camp du Cap Saint-Jacques. Pietro est immédiatement saqué, et muté à quelques centaines de kilomètres. Hiên retrouve son statut et son confort, mais entre temps, Maÿ a démarré une toute nouvelle vie qui la comble d'aise. Quand Hiên veut la revoir, elle l’injurie, lui enjoint de partir et annonce que les fiançailles sont rompues. Hiên se saisit alors d’elle et tente de l’étrangler. Dominée, loin de craindre la mort, elle s’abandonne à lui avec un certain érotisme pervers, que Hiên perçoit à défaut de totalement le comprendre. La nausée chasse l’amour de son cœur, et épargnant Maÿ, il la renvoie à ses amants français comme la plus odieuse des putains – ce qu’elle est et qu’elle a toujours été.

Néanmoins, le cœur de Hiên est désormais empli d’un vide impossible à combler et il comprend qu’il ne peut plus vivre sans Maÿ, malgré le mépris qu’il éprouve pour elle. Une nuit, profitant que l’Aïeul dort, il se glisse hors de sa maison et va se pendre à un arbre. L’Aïeul le trouve au petit matin, et, pleurant celui qu’il appelait son petit frère ou son enfant, il le fait enterrer, sans sépulture, sur un coin de plage.



Malgré l’extrême réalisme du récit, et le fait qu’Émile Nolly se projette indéniablement dans « L’Aïeul aux Deux Galons » (Il était effectivement lieutenant lors de son incorporation dans les tirailleurs tonkinois), « Hiên Le Maboul » est bel et bien un récit de pure fiction, mais un récit qui se nourrit certainement de personnages réels, de situations vécues et de sentiments réellement éprouvés. La force d’évocation est magnifiée ici par une écriture d’une extrême délicatesse et d’une grande poésie, qui s’attarde longuement sur la beauté des paysages annamites, sur la luxuriance de la nature, au milieu de laquelle les hommes et leurs passions sont constamment livrés à eux-mêmes.

On ne reprochera à Émile Nolly que quelques détails un peu douteux : Hiên est ainsi surnommé « Le Maboul » depuis sa naissance, mais "maboul" est un mot arabe, qui a certes pu être importé par des colons français, mais dont l’usage est quand même étrange dans la bouche des Annamites pour désigner l'un des leurs.

Le suicide de Hiên est aussi un peu trop romantique dans sa forme : comment cet esprit simplet, même en s’étant un peu développé au niveau de l’apprentissage, a-t-il imaginé de pouvoir se pendre, sans apparemment en avoir connu des exemples concrets, dans un contexte colonial où l’on tuait surtout avec des armes ?

Enfin, bien que cela apparaisse sporadiquement, Émile Nolly choque par la violence et la haine féroce de sa misogynie, même s’il laisse aussi entendre que Hiên ne pouvait véritablement vivre et être heureux que dans sa forêt natale. Si Maÿ est crédible en petite ouvrière retorse, décidée à vivre de ses charmes, partagée entre une nymphomanie teintée de sado-masochisme et une ambition matérialiste cynique, Émile Nolly pousse sans doute trop loin la généralisation à outrance de toute la condition féminine. Mais il est vrai qu’en tant que militaire ayant essentiellement servi dans les colonies, il n’avait sans doute que rarement rencontré de femmes qui ne soient pas des prostituées de bas-étage.

Tout cela néanmoins n’empêche pas que « Hien Le Maboul » demeure une œuvre particulièrement bouleversante, d’une grande force, d’une grande vérité, parvenant à traiter un thème classique (« le vilain-petit-canard ») d’une manière originale et, pour son temps, tout à fait moderne dans les idées exprimées et dans l'incitation vibrante au respect de la différence. Le siècle écoulé n’a que très peu altéré la profondeur et la qualité de ce drame flamboyant qu’Émile Nolly décrit avec justesse comme celui « d’un homme qui voulait vivre comme les autres hommes ».
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La barque annamite

Parfaitement bien écrit, ce roman s'attache à décrire les traditions ancestrales tel le respect des ancêtres confrontées aux règles occidentales que l'administration coloniale ne cherche pas à imposer. La sagesse des Anciens s'impose toujours mais la jeunesse a tendance à la remettre en question. L'auteur montre qu'il a une parfaite connaissance de ce pays tonkinois et de la Baie d'Along. Belle découverte.
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