Emma Letitia Young

- Un chercheur du Hertfordshire a enquêté sur les rapports faisant état de traces de pas de fantômes dans certaines rues souterraines d'Édimbourg. Il a envoyé des groupes de gens dans quatre endroits différents, mais sans leur révéler que seuls deux d'entre eux avaient la réputation d'être hantés. Plus de quatre-vingt pour cent de ces personnes ont éprouvé des sensations inhabituelles dans le site censé être le plus hanté. Elles ont eu l'impression qu'on les touchait; certaines ont mentionné l'apparition d'êtres humains et d'animaux. Mais dans les sites vierges de fantômes, moins de la moitié des individus ont ressenti quelque chose.
- Et le chercheur en question a découvert des générateurs d'infrasons?
- Dans le site le plus hanté, un grondement infrasonore était provoqué par la circulation en surface. Par ailleurs, les deux sites considérés comme hantés étaient moins humides, donc la température y était plus froide. D'autres recherches ont fait état de courant d'air qui encouragent les gens à penser qu'ils sont en présence de fantômes.
Quelque peu rassérénée, Gaïa le sonda du regard.
- Comment ce fait-il que tu saches tout ça?
- Je te l'ai dit. J'ai fait des recherches. Et n'oublie pas que mon paternel est psychiatre. Il a eu l'occasion de traiter un patient qui se croyait possédé par un mauvais esprit.
-Parce qu'il avait une indigestion d'infrasons?
Andrew secoua la tête devant tant de légèreté.
- Mon non! Il souffrait d'un syndrome de déconnexion... une affection du cerveau. Quoi qu'il en soit, ce que j'essaie de te faire comprendre, c'est que quelqu'un ici essaie de nous faire croire que ce château est hanté.

- Dans les notes de Vassili Baraban et de son fils, il était question de big bang, énonça-t-il. C'était le sujet phare de Caspien. J'aurais dû réagir instantanément. Car enfin, il m'en avait déjà parlé. Le soir de la tempête magnétique. Il m'avait demandé si je pensais que nous verrions un jour la reproduction du premier instant. C'est-à-dire le surgissement de la matière à partir de l'antimatière. L'énergie, la férocité de cette fraction de temps et l'ensemble des conséquences qui s'ensuivent - voilà ce qui fascinait Caspien. Précisément le moment où les planètes et les soleils brûlent et et disparaissent, suscitant une énergie telle que rien ne peut leur survivre...
Il se tut et livra le fin mot de sa découverte en lâchant:
- Pas même la lumière.
Des bribes de souvenirs remontèrent d'un coup à la mémoire de Will. Des fragments de phrases prononcées par Caspien la première fois qu'il l'avait vu. "Dévastation irréfléchie des supernovas.." "Nos molécules appartiennent à l'Univers.." "Fringale sans fin d'un trou noir toujours avide d'avaler de nouvelles pl..."
- Un trou noir! cria le garçon.
- Oui, confirma Andrew. L'arme d'un nouveau genre, ce sera un trou noir.
(...)
- Ce serait donc ça, le Code Infini, supposa Will. Une formule qui permettrait de compacter assez d'énergie dans un espace restreint pour entraîner la création d'un trou noir...

Cela faisait tout juste quatre mois que Will s'était rendu pour la première fois chez Andrew. En décembre.

Son père était mort trois mois plus tôt. Peu de temps après, sa mère avait disparu de la circulation et l'avait laissé aux bons soins d'une de ses amies. À l'époque, Will était complètement déprimé.
Il avait alors rencontré Gaïa, une fille de son école, indépendante et fière, qui l'avait conduit jusqu'à cette bâtisse luxueuse. Ils y avaient pénétré par la porte de derrière et Will était entré dans un autre monde. Gaïa le lui avait promis: STORM changerait sa vie.
Elle ne s'était pas trompée.
STORM c'était l'idée d'Andrew Minkel. Un géant des logiciels, qui pesait déjà plus de cent millions de livres sterling à son quatorzième anniversaire. Il avait décidé de constituer une organisation d'ados brillants, dans le but, optimiste, de régler les problèmes du monde. "Un grand naïf", avait songé Will, sur le moment.
Si Andrew était un as de l'informatique, Gaïa, elle, trouvait son bonheur en cuisine- pour peu qu'on lui commande des recettes à base de produits chimiques, de préférence explosives. Will, c'était l'inventeur.

L'ambiance était sinistre.
Encouragé par l'atmosphère générale, le froid mordait sans relâche. Il se jetait sur les malheureux qui s'aventuraient dans les rues, ne lâchait pas sa proie, enfonçait profondément ses crocs. Will éprouvait cette fureur dans sa chair, habituée à des températures plus clémentes.
D'autant que le froid était méthodique. Il s'était attaqué en premier lieu aux extrémités: ainsi, malgré les bottes fourrées et les chaussettes épaisses, le garçon sentait que ses pieds s'engourdissaient. Toutefois, l'air glacé ne s'en tenait pas là. Fort de cette première victoire, il tentait de grimper, de remonter le long des jambes et d'attaquer simultanément par les extrémités supérieures: le nez, les oreilles et les doigts, déjà gourds - des portes d'entrée indéfendables devant un assaillant aussi vif.

- Il faut que nous entrions dans cette propriété.
-Non.
- Euh... Ce coup-ci, ce n'était pas une question, signala le garçon.
-Voici pourtant ma réponse: cette propriété est privée. Et on n'y rigole pas avec la sécurité.
- Oui, je sais, les clôtures électrifiées, les chiens, les gardes...
- Ce n'est pas une plaisanterie. Ivan dit que deux types complètement imbibés se sont aventurés dans les environs, une nuit. Le matin, on a retrouvé leurs corps. La bonne nouvelle, pour eux, c'est qu'ils ne boiront plus jamais. La mauvaise nouvelle...
-J'imagine très bien la mauvaise nouvelle, mais on est venus ici pour empêcher qu'une catastrophe se produise, le coupa Will. Alors, on ne va pas s'arrêter maintenant, au premier danger venu.
- Vous n'êtes que des gamins...

Des souvenirs de Saint-Pétersbourg se bousculaient aussi dans la tête de Gaïa, en un véritable tsunami mental qui balayait tout sur son passage. Caspien Baraban, l'ex-ami d'école d'Andrew. L'esprit le plus brillant de sa génération. Des cris. De la douleur. Des pleurs. Des explosions. Il les avait trahis. Il avait presque détruit le monde. Elle s'adossa au mur. Ses os et ses muscles ne suffisaient plus à la soutenir.
-Alors maintenant, on s'en va, murmura-t-elle.
Et on va chercher de l'aide.
Will prit toute la mesure de l'état de choc dans lequel se trouvait Gaïa. Lui aussi se rappelait de Saint-Pétersbourg.

Apparut un garçon de l'âge des visiteurs. Petit. Maigrelet. habillé d'un pantalon rouge et d'un tee-shirt blanc sur lequel était brodé un éléphant. Portant une montre en or ornée d'un bracelet qui paraissait disproportionné au regard de son poignet. Arborant des yeux bleus brillant. Souriant à Gaïa et examinant Will de pied en cap et de cap en pied.
Il portait de grosses lunettes sans monture. Son visage respirait l'assurance et la sincérité.
"A 14 ans, en fait 40", résuma Will pour lui-même.