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Citation de Charybde2


Banlieue lyonnaise, 20 décembre 2017
Demain déjà, ce sera trop tard pour leur poser les bonnes questions, se répète Samuel dans le train qui l’emporte vers le nord et l’éloigne à nouveau des siens. Dans le crépuscule inquiet du solstice d’hiver, il voit défiler les silhouettes fantomatiques des peupliers couchés sous la pluie battante – les pylônes et les crucifix se tordent sous l’effet de la vitesse, les petits bourgs trapus aux clochers bourguignons s’enfuient entre les plis des collines, histoire qu’on les oublie pour de bon. Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez busqué qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille.
C’est l’image de la tante Déborah se levant sans cesse pour rallumer, au milieu des rires et des larmes, dans le tohu-bohu des blagues juives et des engueulades familiales, la dernière bougie du chandelier de Hanoukkah, qui symbolise la présence divine et compte autant de branches que la smalah. C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. Perdu mille fois et mille fois retrouvé, incrusté d’arabesques et de lettres mystérieuses patinées par les siècles, par les paumes qui l’avaient caressé, par tous les chiffons qui l’avaient astiqué, il était en bronze ou en laiton, mais Samuel savait que pour eux tous il était en or pur, il était en diamant, il changeait les bougies de suif en torches ou en flambeaux pour éclairer le monde.
Toutes sortes de légendes l’entouraient. On disait tantôt que c’était l’œuvre d’un orfèvre jadis réputé dans tout le Maghreb, tantôt qu’il avait traversé plusieurs fois la Méditerranée, venu du Portugal ou d’Italie avec les Granas, les Juifs livournais de la branche séfarade, tantôt qu’un rabbin libyen vénéré l’avait rapporté de Rome, de Jérusalem ou de Constantinople, tantôt qu’il avait appartenu à la Kahina, la reine juive de Bernérie dont Mamie Baya aimait raconter les exploits. La seule certitude étant que la dernière branche de ce chandelier ballotté d’une valise à l’autre à travers les siècles et les continents s’était abîmée au gré des traversées – aucune bougie ne tenait en place sur sa coupelle, il fallait sans cesse repositionner la chandelle sur la branche torve et rallumer la mèche au risque de foutre le feu à la maison.
Cela fait des années que Samuel n’a pas assisté à une fête juive et il n’a accepté l’invitation de la tante Déborah que dans l’espoir de poser enfin les bonnes questions. Mais il s’est contenté de répondre à celles que ses tantes et ses cousines lui ont posées, sur sa vie de prof d’histoire-géo en banlieue parisienne, sur les élèves de banlieue parisienne – ils sont gentils tes élèves ? ils travaillent bien tes élèves ? il y a beaucoup d’Arabes dans ton lycée ? -, sur sa compagne dont elles ont oublié de nouveau le prénom – Neva ? Dvina ? Swannie ? Astrid ? (il faut dire qu’il ne leur a jamais parlé de Djamila, pourtant la vraie raison de son attirance soudaine pour l’Algérie) mais tu ne veux pas en trouver une avec un nom bien de chez nous, mon fils, tu ferais mieux de quitter la banlieue parisienne – et lorsqu’elles disent les mots banlieue parisienne, c’est avec une grimace de dégoût, comme si elles disaient La Mecques, Damas ou Téhéran, oubliant ou feignant d’oublier qu’elles aussi vivent en banlieue – banlieue lyonnaise, stéphanoise ou marseillaise.
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