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Citation de Charybde2


Personne n’avait jamais peint l’Algérie de ses ancêtres. Personne n’avait raconté leur vie d’avant l’exode, et les films ou les livres qu’il connaissait parlaient exclusivement de la guerre. Certes, il y avait dans le salon de Déborah, suspendus aux murs jaunes ou empilés sur des étagères, des tas de bibelots poussiéreux que les cousins lui rapportaient des souks de Marrakech ou de Tunis. Mais personne dans la famille n’avait fait le voyage en Algérie, et le seul objet que sa mère et sa grand-mère avaient emporté, en 1962, à bord du navire qui les arrachait au sol natal, c’était ce chandelier à neuf branches – neuf branches et non pas sept, lui répétait la grand-mère quand Samuel le dessinait enfant, si tu dessines sept branches c’est péché, le seul chandelier qui en comptait sept était la menorah d’or pur commandée par l’Éternel, il est interdit de représenter le flambeau de l’Éternel, comme il est interdit de représenter Son visage ou de prononcer Son nom.
Et l’enfant n’osait pas contredire sa grand-mère. Il savait pourtant que sous le socle du chandelier familial était gravée une minuscule menorah à sept branches entourée d’une étoile, d’un croissant et suivi des quatre lettres suivantes : 𐤉𐤄𐤅𐤄

Et l’enfant ignorait comment prononcer ces lettres, quel était cet alphabet, il ignorait le sens de ce cryptogramme, de ce croissant, de cette étoile et de ce chandelier miniature caché dans le chandelier grandeur nature mais il savait qu’il lui faudrait un jour élucider ce mystère, cependant que la grand-mère, tout en rajustant sur ses épaules son châle en cachemire dont les franges étaient aussi soyeuses que ses cheveux gris, lui disait : assieds-toi, prends encore un makroud aux dattes, mon fils, et écoute bien Mamie Baya.
Mais souviens-toi d’abord d’une chose, baba l’aziz : il est inutile de vouloir concurrencer le réel, car la mémoire est toujours infidèle. Ce qui a eu lieu autrefois ne reviendra pas. Le passé est révolu et nos regrets sont inaudibles. Et c’est pour ça qu’il vaut mieux écrire des contes et des légendes que des récits calqués sur le vécu. Et si je savais écrire comme toi – mais ta pauvre mamie est analphabète parce qu’elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école -, j’écrirais des romans. Pas des romans guerriers comme ceux que te racontent tes oncles mais des romans pacifiques. La Bible nous parle d’Adam et Ève au Paradis et raconte que nous étions esclaves du Pharaon en Égypte – je ne sais pas s’il est vrai que nous avons été chassés d’Égypte ou du Paradis mais souviens-toi qu’il était une fois un pays dans lequel nous vivions heureux parmi les Arabes et les Français, malgré le turbin, les brimades et la misère. Et promets-moi deux choses : si tu écris un jour l’histoire de ce pays disparu et de ta tribu qui a tant souffert, s’il te plaît, change les noms des vivants, change les lieux, change les dates. Mais toi, n’oublie jamais de dater et de signer, mon fils. Car ceci sera ton œuvre où tout sera réinventé, pour consoler ta tribu d’avoir tout perdu. Notre œuvre à nous fut de vivre et d’aimer, sans amertume et sans rancœur. Ils sont bons, hein, les makroud de ta grand-mère ? Saba baba l’aziz, Dieu bénisse.
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