Matthias et moi sommes sortis ensemble pendant quatre ans. Au début, tout allait bien entre nous, puis tout a foiré. On se disputait parce qu’il fumait trop de cannabis et ne m’aidait jamais à faire le ménage. Après chacune de nos disputes, Matthias m’achetait un sachet de réglisse pour faire la paix, parce qu’il savait que j’adorais ça. Comme si j’avais six ans.
Dans une dernière tentative pour sauver notre relation, nous avons décidé de déménager dans sa ville natale, Vienne. Tout s’est alors arrangé entre nous. J’ai appris à dire bonjour en autrichien, Grüss Gott, redécouvert les dimanches, et je me suis entraînée à ne pas me faire écraser par un tram à tout bout de champ. Matthias a été admis dans une école de photo et comme celle-ci voulait inculquer à ses élèves la compréhension et le respect du processus photographique originel, notre nouvelle salle de bains s’est transformée en chambre noire. La fenêtre a été occultée par des sacs poubelles noirs et du gros scotch, et mes produits de beauté se sont retrouvés coincés au milieu des bouteilles de produits chimiques. Je ne sais plus combien de fois je me suis cogné la tête contre l’énorme agrandisseur installé entre la douche et les toilettes. Mais le jeu en valait la chandelle car Matthias avait enfin trouvé un but dans la vie. Notre budget mensuel déjà ric-rac passait dans des livres sur Mapplethorpe, LaChapelle et Corbijn, et durant toute sa première année, j’ai aimé poser pour lui quand il faisait des expériences de contraste et de composition. Il avait cessé de fumer de l’herbe tous les jours et ses yeux étaient redevenus clairs. Bref, tout allait bien. Même quand VIenna frOnT a fait faillite, puisque le bonheur de Matthias passait avant tout. C’était à l’époque où je croyais encore que le véritable amour signifiait qu’il fallait s’oublier soi-même et que je devais seulement être une lune en orbite autour de sa planète. C’était à l’époque où je croyais encore que c’était moi qui sauverais Matthias, que je réussirais à ce qu’il exploite à fond ses potentialités et devienne l’être accompli qu’aucune de mes copines ne semblait voir en lui.
— J’adore la queue ! lâche la femme le plus naturellement du monde.
Je pique du nez dans mes papiers et fais mine de gribouiller quelque chose, pose mon stylo-bille et m’éclaircis la voix.
— Ce que vous voulez dire… je crois… ou j’espère… enfin, encore que c’est super si c’est vraiment ce que vous ressentez… c’est que vous adorez faire la cuisine. Cooking. Pas… cock.
C’est le onzième cours de la journée et je suis si fatiguée que je commence à avoir la tête qui tourne. Sans compter que je dois sans cesse consulter mon bristol vert menthe pour me rappeler le nom de l’élève. Petra. Petra. Petra. Je m’aperçois avec inquiétude que je lui ai déjà fait cours au moins trois fois. Et malgré ça, je ne me souviens pas d’elle. Comme si tous mes élèves se fondaient dans une masse indistincte, incapable de faire la différence entre Tuesday et Thursday et qui s’entête à ne jamais utiliser le temps du prétérit. Une masse qui continue de dire Please pour répondre à « merci », bien que je leur aie répété au moins cent vingt fois qu’on doit dire You’re welcome. Une masse qui croit que l’apprentissage d’une langue est un processus qui se fera de lui-même du moment qu’on se trouve dans la même salle qu’un professeur. Un rapide coup d’œil à ma montre et je vois qu’il me reste encore vingt minutes à tenir. Autant dire une éternité.
Je continue à lui sourire vu que je n’ai aucune idée de ce que je peux dire à quelqu’un dont la boisson préférée est l’eau du robinet.