Citations de Evelyne Lagardet (24)
On prend vraiment les vieux pour des ânes bâtés. Les chanteurs beuglent, les musiciens jouent faux, les danseuses titubent. Ce n’est même pas digne d’un patronage.
de la catastrophe, et son inquiétude s’en trouvait décuplée. Chaque matin, comme une ville en cendres, des pans entiers du passé calcinés dans la nuit se trouvaient effacés. Le creuset du temps se vidait des bons et des mauvais moments, des noms, des lieux qu’elle avait toujours connus. Chaque jour, des nuages de brume voilaient un peu plus le passé, mais aussi le présent, et cette perte s’accompagnait d’une horrible lucidité. Malgré tous ses efforts, elle en était consciente, son entourage commençait à s’en apercevoir et leurs regards d’inquiétude, d’impuissance, la soumettaient à la torture. Seules ses émotions les plus fortes, gravées dans sa chair, demeuraient intactes. Jamais ensevelis les drames de la guerre, les morts, ni les naissances, l’amour avec Albert.
« Parce qu’une chose offre une difficulté énorme, ne va pas croire que ce soit une chose impossible aux forces humaines ; et si c’est quelque chose de possible et même de naturel à l’homme, pense que toi aussi tu es en état de le faire ».
La vie, longue ou courte, vaut toujours la peine, tu le sais aussi bien que moi. Voir le jour se lever, se chauffer au soleil, le plaisir des belles choses, l’amitié, l’amour…, s’enflamma la nouvelle venue.
Je suis l’émigré et l’étranger,
Qui se souvient de moi ?
Je languis après l’ami,
En moi, brûle un volcan.
Cette séparation est si douloureuse
Seul Dieu peut comprendre ma souffrance…
Quel bonheur de le sentir là, vivant ! La vie et la mort formaient un couple tellement intime ; de l’une à l’autre, il n’y avait qu’un fil.
Le temps de la résignation, qui la ferait plier, n’était pas encore arrivé. La vie s’offrait toujours, et elle allait la prendre, quitte à lutter jusqu’au bout.
Au plus profond de son corps, il éprouvait son désarroi. L’abandon. Le moi éclaté. L’affolement de se retrouver seul, sans protection, sans défense. L’abandon comme une mort.
Tous rêvaient de la conquérir, mais aucun n’osait s’y risquer : sa force et sa dignité contraignaient au respect. Une femme capable de dresser des remparts sans prononcer une parole. Sur un simple regard, elle tenait à distance les plus aventureux.
Quoi de plus capricieux que les réminiscences ? Elles effleurent le rivage, jouent la proximité, pour mieux s’en retourner à l’onde originelle.
Et son incompétence ! Non seulement les diplômes n’ont jamais soigné personne, mais encore ils permettent d’assassiner avec la bénédiction générale ! Quant à l’allopathie… Il n’est pas né, celui qui m’obligera à ingurgiter leurs saletés. On te soigne d’un côté pour t’abîmer de l’autre ! Une escroquerie générale uniquement dans le but de faire travailler les laboratoires.
« L’amour est enfant de bohème ».
L’Algérie, 1962, vous en avez entendu parler ? On nous a tout pris. Toutes ces années de travail pour finir comme des miséreux, c’était bien la peine. La valise ou le cercueil, ils disaient. Vous n’auriez pas choisi la valise, vous ?
J’étais danseuse nue. Des hommes, j’en ai eu tant que je voulais. Un émir arabe et, en même temps, un ambassadeur. Ah ! Comme je les ai aimés ! Mais pftt… ! Un beau jour, tout s’en va en fumée !
« On dirait une petite souris », songea Albert. Un mot, un geste, et elle s’évapore sans demander son reste. Surtout, ne pas la brusquer. Tenter de l’apprivoiser. L’interroger. »
Quelle incroyable traversée, ce demi-siècle,à ses côtés ! Ils avaient tant échangé sur la marche du monde. Curieux de tout et sans cesse en éveil, le flot de leurs pensées allant de l’un à l’autre. Nourris de leur mémoire de sentinelles, ils déchiffraient l’Histoire. Deux phares dans le brouillard, capables de percer l’épaisseur du présent pour mieux anticiper les frissons de la terre. Un couple, une union sacrée que nul n’était apte à comprendre, et surtout pas ses fils.
Depuis plusieurs mois, elle tenait seule le rôle du père et de la mère. Elle se chargeait de tout, leur rendait la vie belle. Qu’ils rient comme les autres, ne soient pas différents. Et surtout le silence, sur le poids du passé.
Je suis professeur de philosophie. Plus qu’un métier, un état d’esprit…
Il n’est jamais simple de voir son père ou sa mère en maison de retraite. On peut être amené à se reprocher cette situation, mais les enfants ont le droit de continuer de vivre.
Devenir les parents des parents, quel mélange de transgressions rêvées et de chagrins redoutés ! Prendre la place de ceux qui, jadis, brillaient de tous leurs feux, quels toute-puissance et désastre mêlés. À soixante ans passés, les vieux gamins aux paupières fripées se retrouvaient en première ligne. À eux, désormais, de trancher, quitte à devenir « les méchants ».