Jean Feuga

Des odeurs se brouillent.
Parfum des ports ...
Toutes les littérature du monde l'ont empoisonné.
Odeur d'iode, de phosphate, de charbon, de chanvre ; et, exhalée par les cheminées des vaisseaux immobiles, cette émanation obstinée de cendres, de mâchefer, de mazout froid, de foyers éteints ...

L'Aurora, cabrée pour arracher son arrière à demi englouti, dresse vers le ciel son étrave plus noire que les ténèbres.
Le commandant est là, à découvert, immobile et ruisselant, comme une lourde statue sous l'orage.
Les paquets de mer frappent, les embruns mordent, le vent s'acharne ...

La vérité a un autre visage.
Tu as bien essayé de haranguer les matelots, sur la place de l'Ancre. Kouzmine, commissaire de la flotte de la Baltique, et Wassiliev, président du soviet de Crondstadt t'accompagnaient.
Les marins ne t'ont pas laissé parler si longtemps.
Ils t'ont hué.
Ils t'ont assailli de questions :
"Sais-tu ce que c'est d'avoir faim ?"
"Sais-tu ce que c'est d'avoir froid ?"
"Pourquoi la Russie que nous avons délivrée est-elle la propriété du parti communiste ?"
"Pourquoi fusille-t-on nos familles ?"
Alors, Mikaïl Ivanovitch Kalinine, tu as avalé ton beau discours.
Tu as eu peur.
Tu es parti.
Tu as regagné Petrograd, puis Moscou.
A Lénine tu as dit que tout accord serait impossible, que seul Trotzky, avec ses méthodes de répression, pourrait venir à bout des mutins ...

Nous avons vécu épaule contre épaule si longtemps que je ne sais plus très bien si nous avons eu les mêmes rêves côte à côte ou si nous avons osé les mêmes gestes francs à des milliers de lieues de distance ...

- Commissaire aux vivres ?
Il n'y a plus de vivres à réquisitionner.
Commissaire de la Flotte de la Baltique ?
Il n'y a plus de flotte de la Baltique.
Commissaire de l'artillerie ? Commissaire aux armements ?
Canons et armes m'appartiennent.
Commissaire du peuple ?
Il n'y a plus de peuple.
Commissaire du service de santé ?
C'est une guerre sans blessés.
Commissaire de morale ?
Il n'y a plus de vierges à défendre. Vos soldats les ont toutes violées ...

Sur la mer prise par les glaces, la gerbe lumineuse rampa lentement.
Elle chassait devant elle le brouillard qui vibrait comme poussière de cristal.
Elle se brisa contre la jetée sud de Cronstadt, hésita un instant, puis d'un bond, elle escalada le rempart de pierre et vint frapper en plein par bâbord, le Petropavlosk enchaîné à son poste de mouillage ...