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Citation de sand-rions


Ce vain combat que tu livres au monde
Fouad Laroui


L'Histoire
(Ici commence l'imposture : ce l apostrophe, ténu, discret, griffure qu'on remarque à peine, qui s'efface aussitôt prononcée, ce l falot, consonne constrictive liquide qui meurt dans un souffle et, en expirant, nous trompe magistralement : l’Histoire ? au singulier ? Y en aurait-il une seule ? … un seul récit au monde ? Et si nos malheurs venaient de l’emploi de cet article mutilé et qui ment ?)
L’Histoire…
(La nôtre ou la vôtre ?)
L’Histoire, c’est la grande concasseuse, machine aveugle qui broie, ingère et puis rejette, brisés, de part et d’autre d’un grand partage, les corps de ces pantins qui s’étaient crus hommes, chacun maître de son destin, seulement préoccupé de vivre, de mener une vie qui en vaudrait la peine, qui aurait saveur à défaut de sens, accomplie comme l’œuvre d’art qui réjouit l’œil sans qu’on lui demande de dénouer une énigme, sans qu’on exige d’elle qu’elle nous parle de Dieu, de l’Homme, des fins dernières.



- Bon, soyons sérieux. Tu es sûr que tu es prêt à ça, toi ? Vivre avec mes petites manies qui peuvent devenir irritantes, à la fin ?(…)
- Quelle fin ?
- C’est juste une expression. « A la fin, à la longue… » Tu sais bien ce que je veux dire : et si la vie quotidienne nous bouffe… nous gâche… ? (…)
- Nous gâche quoi ? La vie nous gâche … la vie ? C’est profond ça…



- (…) On est libres de faire machine arrière, de changer d’envie…
- Changer de quoi ?
- Changer d’avis.
- Tu as dit : changer d’envie. C’est juste une envie ? Ça passe vite…


C’est important, l’imaginaire des peuples. Ce monde d’idées parfois fausses, de constructions paradoxales, de mythes et de préjugés est parfois plus réel, par ses effets, que le monde réel, « la totalité des faits ».
Ce n’est pas après avoir considéré « la totalité des faits » que des jeunes gens se font jihadistes, font allégeance à un calife de cauchemar et vont se faire exploser dans la foule, à Samarra ou à Irbil.
Mais il n'y a pas à barguigner : Les Sept Piliers de la sagesse est un chef-d'œuvre, même si certaines formulations nous semblent un peu baroques aujourd'hui. On y trouve ce genre de phrase, où la réflexion se pare des beaux atours du style : « Nous avions travaillé désespérément à labourer un sol en friche, tentant de faire croître une nationalité sur une terre où régnait la certitude religieuse, l’arbre de certitude au feuillage empoisonné qui interdit tout espoir. »
(Belle prémonition… S’il avait pu voir la catastrophe actuelle…)



Mais personne n’a raison ! Tout le monde a raison ! La question n’a pas de sens : l’important, c’est de constater qu’il y a deux récits différents. Deux Lawrence, en somme.



C’en était fini de cet aspect-là du plan de Lawrence : une Syrie indépendante.
- Il y croyait vraiment ?
On ne sait pas. Lui-même écrivit : « Si nous gagnons la guerre, les promesses faites aux Arabes ne seront qu’un chiffon de papier. »
- C’est du cynisme.
Non : de la lucidité.



Abattez vos cartes, monsieur !
Mes cartes ? Belle ambiguïté… Vous parlez sans doute de cartes de jeu et tout s’est joué autour de cartes géographiques… Soit, abattons nos cartes ! De jeu, de géographes, de stratèges, d’hommes politiques…



Dans le récit arabe, « une nation a solennellement promis à une autre le territoire d’une troisième. » (Koestler)
Dans le récit européen, la lettre de Balfour allait permettre un miracle moderne, la résurrection d’Israël après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, après la destruction des Juifs d’Europe (Hilberg) - … par des Européens.
- « Un désastre », « un miracle » ? Précisez, monsieur ! Qui a tort, qui a raison ?
Personne. Tout le monde. Rien n’est simple ni singulier. Un récit est-il faux, est-il vrai ? Nous sommes en deçà de la vérité, ou au-delà.
- Mais enfin, quel est le « bon » récit ?
La question n’a pas de sens.
- Qui a tort ?
A vous de me le dire.
- Qui a raison ?
Les deux protagonistes.
- Vous plaisantez ?
Non. C’est bien là le drame.



La promesse qui, dans un récit, n’a (peut-être) jamais été faite et qui, dans l’autre, n’a pas été tenue – où l’on voit combien il sera difficile de concilier les deux récits sans faire violence à la logique du tiers exclu.


On en reviendra toujours à ce qui s’est passé au début du XXe siècle, à ces promesse consignées dans les archives ou chuchotées sous une tente, à ces lignes tracées sur la carte, à ces accords qui n’en sont pas, à ces lettres qui disent ce qu’on veut et n’engagent que ceux qui les lisent, à ce trou noir massif autour duquel gravite le récit arabe – mais trou noir invisible par définition dans le récit européen.


- C’est un bus, on est d’accord. Ce n’est pas un chameau, non ? On est à Paris, pas à Médine au temps des dromadaires ? Ou à Fqih Ben Salah au temps de feu le haj Hassan, notre grand-père commun ? (…)
- Et alors ? La religion, c’est pour toujours, c’est pour … pour partout. Dans les deux mondes : al-‘âlamayn
- C’est quoi, les deux mondes ?
- Eh bien, c’est ici et après. La vie qu’on mène ici-bas et puis l’au-delà, comme disent les Français.
- Comme disent aussi les Sénégalais et les Québécois.
- (…)al-‘âlamayn, ce n’est pas du tout ce que tu dis. Ce n’est pas « la vie ici » et « la vie après la mort ». Al-‘âlamayn, ça signifie : le monde des hommes…
il fit un grand geste des deux bras comme s’il voulait étreindre tout l’univers, ou au moins Paris.
- … et le monde des djinns, un truc mystérieux, un univers parallèle que personne n’a jamais vu mais auquel il faut quand même croire. En plus, les djinns peuvent passer de l’un à l’autre (…)
- Tu es sûr ?
- Certain. Ça me fascinera toujours, les gens comme toi…
Il enfonça l’index dans la poitrine de son cousin.
- … qui parlent tout le temps d’islam sans y connaître grand-chose.
Brahim, piqué au vif, revint à la charge.
- J’en sais assez pour te dire que ce que tu fais n’est pas normal. Tu n’as pas répondu à ma question : comment peux-tu respecter une femme si elle vit avec toi sans être ton épouse ? La nuit, elle… elle… couche avec toi, un homme qui n’est pas son mari, et le lendemain, tu prends le petit déjeuner avec elle ? … comme si de rien n’était ?
Ali se mit à rire.
- Mais attends, la situation est symétrique !
- Ch’nou (Quoi) ? Je ne comprends pas.
- Je ne suis pas marié, moi non plus. Selon ton raisonnement, elle ne devrait pas me respecter puisque je vis avec elle sans être marié. Tu me suis ?
Brahim prit un air scandalisé.
- Ah non, ah non ! Ce n’est pas la même chose !
Ali, sûr de son avantage, se contenta de lasser tomber du coin des lèvres, froidement :
- Pourquoi ?
Il connaissait le pouvoir de ce simple adverbe, prononcé ainsi, apparemment sans passion : pouvoir de dissolution de tous les dogmes, de tous les fanatismes…
(…)
- Ça va, j’ai compris, je ne suis pas complètement idiot. En gros, la clé d’or, celle que tu as entre les jambes, peut ouvrir cent coffres sans s’altérer, sans que ça se voie, mais le coffre, une fois forcé, défoncé, c’est fini, on ne peut plus le réparer. Subtile, la métaphore. Très délicate. Bravo !




Je crois que, finalement, ça n’aurait pas mieux marché si je m’étais mise avec un Français « de souche », comme on dit. « De souche »… Drôle d’expression… Comme si on était des arbres. Vous êtes bizarres, vous les Français…
(…) Bon alors, on bizarres, bous, les Français. On parle de « souche » comme si c’était l’idéal, d’être enraciné dans le sol, bien profond, immobile… Et en même temps, on dit « l’homme aux semelles de vent » pour Rimbaud. Avec admiration… Les semelles de vent, c’est quand même le contraire de la souche, non ? Et tout le monde a rêvé un jour d’être Rimbaud, même le type qui vote Front national depuis ses premières couches-culottes… Enfin, tu vois la contradiction ?




… et ton père qui a fait l’Algérie, dans les paras. « Fait » l’Algérie… Carrément ! On « fait » tout un pays, désert copris, avec les regs et les ergs.



Our les Egyptiens, leur propre révolution, celle de juillet 1952n qui avait aboli une monarchie pour lui substituer une république (tiens, tiens…), fut l’événement fondateur de la libération du monde arabe. L’Histoire se mettait – enfin ! - - en mouvement dans le bon sens, après les trahisons et les humiliations des siècles passés.
On ne comprend rien au monde arabe si on n’étudie pas cette révolution du 23 juillet et les discours de celui qui en devient le chef deux ans plus tard, Nasser. Pour lui, il répéta à plusieurs reprises, l’Egypte ne se sentirait pas vraiment libre tant qu’un pouce du monde arabe serait encore occupé par des forces étrangères.
Et où cette occupation était-elle la plus enracinée ?
Au Maghreb
Nasser : « La libération du Maghreb, la partie la plus étroitement dominée, la plus profondément colonisée de notre nation, est prioritaire. »
Quand le colon français demandait avec rage, avec désespoir : « Qui a planté les arbres, dans ce pays, qui y a défriché la terre ? », Radio Le Caire rétorquait : « Qui t’a rendu maître de cette terre ? »
Deux récits du monde…



- Oui, mais bon, je ne prends pas ça pour du racisme. C’était juste de l’ignorance, de la maladresse… Parfois, c’était même de la curiosité, un vrai intérêt pour une autre culture… il ne faut pas tout confondre.
- Tu es trop bonne pour ce monde cruel.



- Je te l’ai dit : ils ont la peau épaisse. Il en faut quand on entend des expressions du type : « Qu’est-ce que c’est que ce travail d’Arabe ? » On le dit parfois en ma présence, en rigolant, entre copains ou collègues, genre : « On n’est pas racistes, tu vois bien, on utilise cette expression alors que tu es là. »
- Drôle de logique…
- J’ai envie de leur dire : vous avez vu l’Alhambra, à Grenade, la grande mosquée de Cordoue, les palais de Marrakech ? Ça c’est du travail d’Arabe… Et le pire, ce sont ceux qui n’osent même pas prononcer le mot « arabe », comme s’il s’était contaminé, souillé… Même le
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