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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Je considère le monde comme une vaste réserve de parfums et d’odeurs. Je ne me souviens plus exactement des tout premiers, ceux d’avant les fleurs, des roses aux arômes si changeants adossées à la treille des pierres chauffées au soleil, ceux des mousses humides des sous-bois, peut-être ceux brûlés du caoutchouc d’un pneu, mêlés à ceux du goudron chaud, ou encore ceux de la poudre des pétards lancés par des gamins de l’école. Mais bien avant, toute petite fille, la forte prégnance puante de mes propres excréments, miasmes innommables, m’avait profondément perturbée, même dégoûtée. Il m’était impossible de vivre au rythme de cette putréfaction, de ce monologue intérieur obsédant. J’avais décidé de ne plus me nourrir. Il m’a fallu réapprendre à manger. Ma mère, fine cuisinière, s’en est chargée, s’y est appliquée. La laitue fraîchement cueillie dans le jardin, les herbes, persil ou cerfeuil, plus tard l’ail qui pique les narines ou encore l’oignon cuit m’y ont aidée. Peu à peu j’ai apprécié les saveurs des aliments, celle de la rhubarbe aux tiges marbrées de rouge, que ma mère faisait fondre avec une noix de beurre et du sucre, qui embaumait d’une légère amertume nos soirées de fin de printemps. Et toujours, quand ces arômes parviennent à mes narines, ils réveillent ma gourmandise. Il me suffit de plisser les yeux et les jours anciens apparaissent. Les senteurs tendres de la maison de pierre et son grand jardin plein de pluie ressurgissent. Comme il était plaisant, au mois de juin, de m’assoupir sous l’épais édredon des fleurs de tilleul. Sa douceur sucrée annonçait les jours tranquilles de l’été. J’avais une petite camarade avec qui je cabriolais dans les chaumes, durant les vacances, insouciante et heureuse, et au temps des moissons, à l’exhalaison des champs de blé fraîchement coupé, de la chaleur des foins, j’associe le ravissement et, peut-être, le parfum de la félicité, celui d’une peau laiteuse égratignée, de sang séché. La mémoire olfactive n’efface pas les jours enfouis, elle étire le temps, ravive les souvenirs, nourrit les légendes, fait rayonner en nous toute la vie. Les demeures ont leurs senteurs fidèles qui somnolent quelque part dans un coin de la tête, comme des gardiens de l’enfance. Nous vivions au bord d’une rivière, des remugles de vase remontaient, leur âcreté me semblait venir des profondeurs de la terre, ils ne m’ont jamais quittée et je ne peux que les aimer. Les jours de chaleur, lorsque je marche sur les quais de la Seine, comme aujourd’hui, quelque chose de sourd monte en moi, m’emporte et dilate mon cœur.
Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. J’ai appris à reconnaître et à mémoriser toutes sortes de fragrances et à les traduire, les assembler. Ainsi, toutes leurs subtilités les plus diverses sont classées dans ma tête comme les livres d’une sage bibliothèque avec ses curiosités, ses surprises et ses fantaisies. Je parvenais, sans peine, à distinguer tous les composants d’un vin par exemple. J’avais même, un moment, envisagé la profession d’œnologue mais le milieu très masculin des sommeliers m’y a fait renoncer. Les fleurs et la botanique ont ma préférence. Il y a quelque chose d’émouvant à suivre l’horloge de la nature, ses effluves qui accompagnent la fuite du jour. J’ai appris avec beaucoup d’intérêt, dans les jardins de Grasse, la savante alchimie des préparateurs qui consiste à soustraire aux pétales de fleurs, aux noyaux, aux graines, aux racines, aux rhizomes, aux écorces, aux feuilles, aux gommes, bref à extraire des plantes leur part invisible : leur parfum. J’ai pris beaucoup de plaisir à comprimer, macérer, tamiser, mixer, mélanger, pétrir, broyer, filtrer, concentrer tous ces ingrédients, les transformer en poudre, en pommade puis en liquide jusqu’à l’étape ultime de la distillation. Il m’a fallu apprendre tous les secrets de ces senteurs, les maîtriser, savoir les contenir et les conserver. La science de capter l’esprit des fleurs, des résines, des sécrétions animales requiert grâce, finesse et raffinement. Je suis rompue à l’exercice et travaille pour un laboratoire au service des plus grands parfumeurs.
Je me souviens avoir lu dans une anthologie cette phrase : « Le printemps a des fleurs dont les arômes m’ennuient. » Et je me demande encore comment un poète avait pu avoir cette pensée tant les vertiges fugaces d’une pivoine, d’une violette ou d’une brassée de lilas offrent un plaisir immédiat, une offrande unique à celui qui les respire.

Nous sommes en février, et par cette journée ensoleillée on se croirait déjà en avril, j’ai décidé de faire le chemin à pied. Bien avant d’apercevoir la masse jaune d’un mimosa, dont le soufre éblouissant éclate entre deux immeubles, j’ai saisi sa douceur paillée qui se mêle aux vapeurs de gazole des taxis. Je m’arrête un instant pour contempler ce bouquet subreptice et en profite pour consulter les messages sur mon portable.
« Le diacre Caposi et moi-même vous accueillerons à la faculté, entrée principale, au troisième étage Porte C. Cordialement. Alexandre Bonnencontre. »
D’une fenêtre s’envole un air baroque. Est-ce cet instrument dont on dit qu’il a la voix humaine ? Sur le même trottoir, un peu plus loin, les portes ouvertes d’un centre sportif laissent échapper de fortes émanations de sueur. Et au fur et à mesure de ma marche, encore plus loin, le long d’un square, d’un talus aux herbes pelées montent des relents d’urine. En ville, la façon dont tout se mélange dans l’air a quelque chose de déconcertant. Et il est simple pour le commun des mortels de constater qu’il y a plus de mauvaises odeurs qui nous mettent mal à l’aise que de bonnes. Au quotidien, posséder un nez puissant est, en fait, un handicap plus qu’une qualité.
Quand le professeur Bonnencontre m’a appelée, j’ai tout d’abord cru à une mauvaise blague. Je suis dépêchée pour une bien étrange mission, remplir un office que « personne d’autre que vous ne peut remplir », m’a-t-il dit. On me charge d’aller renifler le cœur d’une future sainte, en vue d’une béatification, vérifier avec mon nez un cœur, un cœur censé être souverainement pur. J’ai souri et m’est revenue en tête cette définition d’un saint que j’avais lue quelque part : Quelqu’un qui a purgé sa peine.
Émérence, c’est son étrange prénom, devrait être canonisée dans quelques semaines. J’ai effectué de rapides recherches et j’ai découvert une sainte, morte en 304 après J.-C., contemporaine de sainte Agnès. Ça ne pouvait donc pas être la même. Et c’est à moi qu’il revient de décréter si cette inconnue est en odeur de sainteté, moi une agnostique. Quand on m’a fait cette proposition, j’ai été prise d’un rire nerveux et bêtement j’ai pensé : Comme si le prénom de tous ces saints inconnus inscrits sur un calendrier ne suffisait pas. Les plus célèbres, ceux proposés en exemple, ne soulagent-ils pas ? À quoi bon allonger la liste ? Puis l’expérience m’a tentée et j’ai finalement accepté ce défi mystérieux. Je me suis dit qu’il y a toujours de la vie même dans ce qui est mort. Je ne connaissais rien au processus de canonisation que j’imagine lent et semé d’embûches.

Un soleil encore pâle éclaire les façades grisées par la pollution. J’évite de penser à ce qui m’attend, mais une appréhension m’occupe et me taraude. L’air est doux comme le sont parfois les journées d’un printemps précoce. Je décide de marcher jusqu’au-delà de la limite de la ville pour me rendre à la faculté de médecine où ce singulier rendez-vous m’a été fixé. Tranquille en apparence, troublée intérieurement. Que fait ce cœur au sein d’une université ? Tout cela me chiffonne. Je suis la Seine jusqu’au moment où je dois regagner le niveau des voitures et longer des immeubles récents aux formes géométriques appuyées dont les volumes anguleux se reflètent sur leurs façades lisses et composent une galerie des glaces sans fin. Je m’égare au milieu des buildings et, après avoir demandé ma route à un passant, je coupe à travers un jardin public bordé d’un lac. La faculté se situe un peu plus loin, quelques centaines de mètres, juste à la sortie de la ville. Un ancien panneau Michelin en lave émaillée annonce les limites de Paris, cinq lettres bleues barrées d’une diagonale rouge. La borne sur son pied de béton armé se tient comme le témoin d’un autre temps, comme ce cœur qui ne bat plus et qui m’attend.
Avant d’entrer dans l’immeuble de verre et de métal des années 1970, je m’arrête au pied des marches, active le mode « Avion » de mon portable et reprends ma respiration. Une dernière fois, je me demande pourquoi j’ai accepté cette étrange mission. Par curiosité sans doute, l’expérience m’intrigue. Des étudiants sortent du bâtiment par grappes de deux ou trois, les filles et les garçons me paraissent très jeunes, puis ils s’éparpillent sur le campus. Je me dis qu’il y a bien longtemps que je ne me suis rendue dans une fac.
Deux hommes patientent dans le hall. J’ai compris aussitôt qu’ils guettent mon arrivée. À ma vue, leurs chuchotis cessent. C’est Alexandre Bonnencontre qui le premier s’avance vers moi, ce médecin légiste et professeur de médecine enseigne à la faculté, il m’a contactée quelques semaines auparavant. Il m’avait dit : Vous avez la réputation d’être notre meilleur nez, d’avoir un odorat infaillible, mieux que nulle autre, un peu comme une focale cellulaire capable de scruter ce que l’œil nu ne peut discerner. Jeanne Doucet, nous vous attendions. Alexandre Bonnencontre me remercie d’être venue jusqu’à eux et vante mes qualités auprès du diacre. Ce qui provoque chez moi une gêne, je baisse la tête.
Les cheveux en broussaille, vêtu d’un pantalon de velours côtelé orange et d’un blouson en jean, des bagues à ses doigts : sa désinvolture tranche à côté de la tenue sobre de l’homme au costume noir lustré, presque usé par endroits. Au revers de sa veste, une petite croix d’arg
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