François-Olivier Corman

« Historiquement, de bons marins dotés de mauvais bateaux sont meilleurs que de mauvais marins disposant de bons bateaux, ce que notre époque, avec sa rage pour la dernière nouveauté en matière d’amélioration matérielle, a largement oublié. »

Alfred Thayer Mahan, The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783.

La bataille de Trafalgar en 1805 s'inscrit dans la même lignée : bien qu'elle n'ait pas d'impact immédiat sur terre, elle prive Napoléon du moyen d'envahir l'Angleterre et le force à s'engager dans le système du blocus continental qui se révélera contre-productif.

Et, surtout, cette victoire britannique installe durablement - pour un siècle - la Grande-Bretagne comme maîtresse des mers. «Pitt est malade de chagrin lorsqu'il apprend Ulm et Austerlitz qui, pour lui effacent Trafalgar alors que, dans la vérité. Trafalgar qui est définitif annule Ulm et Austerlitz qui seront toujours à recommencer » écrit Bainville.

Nelson réalise ainsi avec Trafalgar ce qu’aucun de ses prédécesseurs n'avait réussi à faire... et il le fait d’abord grâce à ses choix tactiques.

• Vulnérabilité informationnelle : la forte croissance de la numérisation des systèmes d’armes est certes un atout opérationnel, mais elle crée autant de vulnérabilités potentielles (vol, détournement, falsification, etc.) qui peuvent produire des effets alternativement ciblés ou globaux pouvant aller jusqu'à briser toute forme d'action militaire avant même son déclenchement. Aussi, dans un environnement informationnel de plus en plus perturbé, la connaissance précise du déroulement d'une action tactique peut être considérée comme un centre de gravité à protéger en s'assurant des moyens permettant de discemer et, si nécessaire, de démontrer le différentiel entre la réalité et le « diffusé ».

Une illustration récente nous en est donnée par les destroyers britannique Defender et néerlandais Evertsen qui ont vu en mer Noire leurs codes MMSI subtilisés le 18 juin 2021 et leurs positions falsifiées, de telle sorte qu'étant en réalité à quai à Odessa ils étaient reportés sur le réseau AIS comme croisant à 2 Nq de l'entrée du port de Sébastopol.

A la fin de la décennie 90, l'hypothèse du combat naval avait largement déserté les esprits, au point que la France avait même stoppé le programme de nouveau missile antinavire au motif qu'à l'avenir la probabilité de son emploi était extrêmement faible.

Trente ans plus tard, les prophéties relatives à la marche victorieuse vers la paix éternelle, fruit d'une mondialisation heureuse, d'une forte interdépendance économique et d'un désarmement exemplaire, ont fait long feu. Le réarmement naval sans précédent depuis la fin de la guerre froide laisse présager un retour en force de la mer comme espace de confrontation et potentiellement de combat. Espace isotrope, sans frontière, mettant facilement des forces importantes en contact, la mer est propice aux confrontations occasionnant de faibles dommages collatéraux et permet des effets de bascule géopolitique de grande ampleur.

Cet ouvrage s'adresse donc en premier lieu au marin, afin qu’il dispose d'un concentré de tactique navale susceptible de l'extraire de sa routine quotidienne, pour retrouver le sens de son engagement, aiguiser sa réflexion et susciter son envie de développer toujours davantage ses compétences de praticien du combat naval.

(…)

Mais cet ouvrage s'adresse en réalité à un public bien plus large - marins civils, ingénieurs, universitaires, historiens, passionnés et autres ship lovers - et, au-delà, à tout lecteur intéressé par le fait maritime et naval. Il n'est en effet plus nécessaire de démontrer que les questions navales soulèvent généralement des problématiques globales qui doivent être abordées de manière large et diversifiée.

L’enjeu de notre entreprise consiste, au fond, à tenter de combler une lacune dans le paysage français en proposant un traité de tactique navale à la fois nourri par l'histoire, adapté au présent des flottes de combat et résolument tourné vers l'avenir de la conflictualité en mer.

Laissons donc la conclusion au général russe Dragomiroff (1830-1905) : «Donnez-moi des hommes bien décidés à se faire casser la gueule, et je vous ferai de la bonne tactique. »

De manière plus générale, l'histoire nous enseigne que les performances des armes ont toujours déçu leurs utilisateurs au combat par rapport aux attentes du temps de paix.

Calculs théoriques, résultats de tirs d'entraînement ou de tirs en centre d’essais, tous sont déjoués à l'heure de vérité, et il n'y a pas de raison pour que cela change beaucoup à l'avenir. Cette tendance à la surestimation du temps de paix se retrouve à l'ère de la voile avec l'apparition du canon, à l’ère du canon avec les déceptions de l’US Navy face aux performances de leur artillerie de six pouces dans les combats de nuit des îles Salomon, chez les sous-mariniers allemands et américains durant les deux conflits mondiaux avec les déboires de leurs torpilles, chez les Britanniques avec l'apparition de l'ASDIC, et plus récemment chez les Français avec les difficultés de tir du missile de croisière naval lors de l'opération Hamilton.

Reconnaissons-le avec humilité : nous ne saurions prédire à quoi ressemblera exactement la bataille en mer au XXIe siècle. Entre 1885 et 1935, seules sept batailles navales de grande ampleur eurent lieu, laissant les marines de la Seconde Guerre mondiale sans certitude absolue sur la nature des combats qu'elles allaient devoir mener.

Pourtant, elles apprivoisèrent en peu de temps le radar, les porte-avions d'assaut, les sous-marins modernes ou encore la cryptologie. Depuis 1945, les grandes batailles navales ont été peu nombreuses, donnant ponctuellement un aperçu de la conflictualité maritime à l'ère du missile. Il est donc à prévoir que, en dépit de l'effort d'anticipation conduit tous azimuts par les marines modernes, de nombreux calculs seront déjoués.

Agir avec droiture consiste aussi à accepter les erreurs collectives de façon collective, c'est-à-dire le plus souvent à les assumer au niveau du chef.

En janvier 1939, l'US Navy déclenche les manœuvres Fleet Problem XX dans les Caraïbes sous le commandement de l'amiral King, connu pour sa rudesse et son niveau d'exigence élevé. Or le porte-avions USS Enterprise est alors armé par un équipage jeune tandis que ses pilotes sont encore peu expérimentés. Les retards dans les catapultages déclenchent inévitablement les foudres de l'amiral King, qui envoie aussitôt un message accusateur demandant à connaître le nom de l'officier responsable de ces retards.

Imperturbable, l'amiral Halsey répond seulement « COMCARDIV 2 », c'est à-dire lui-même en tant que commandant de la 2nd Carrier Division.

Méditons ce propos d'Alain (1868-1951) : «Comme on demandait un jour à l'illustre Newton comment il avait découvert la loi de l’attraction universelle, il répondit : « En y pensant toujours. »