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Citation de Partemps


Françoise Dastur
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C’est à partir de là que le texte de Heidegger devient énigmatique. Il demande : de quoi cette espèce est-elle frappée, c’est-à-dire maudite (verflucht) ? La traduction de Beaufret évite ici le mot « malédiction » et « maudire » pour Fluch et Verfluch, mots à connotation chrétienne qu’emploie Trakl, sans doute parce que Heidegger indique que ce terme renvoie au grec plègè, que Beaufret traduit par « plaie ». Nous verrons que Heidegger lui-même pose un peu plus loin dans la conférence la question du christianisme de Trakl. Pour l’instant, ce qui importe, c’est de comprendre en quoi consiste la malédiction de l’espèce en décomposition. C’est, explique Heidegger, que cette ancienne espèce est frappée jusqu’au déchirement par la discorde (Zwietracht) des espèces. Il y a donc une tension (Tracht) entre les deux espèces dont Heidegger nous dit qu’elle conduit chaque espèce à se ruer de manière effrénée dans la simple sauvagerie du gibier et à ainsi s’isoler. Ce n’est pourtant pas, ajoute Heidegger, la dualité elle-même des espèces qui est la malédiction, mais bien leur dissension ou leur discorde, ce qui donc fait de la dualité une guerre des espèces. La malédiction, c’est l’isolement, la Vereinzelung des espèces, leur séparation dans la guerre. Il y a donc une bonne et une mauvaise manière de vivre l’individuation, le devenir un : la bonne frappe, c’est celle qui permet l’acceptation de la dualité des espèces en ce qu’elle voit dans le deux la douceur d’un simple double pli (einfältigen Zwiefalt), et est ainsi attentive à l’étrangeté du dédoublement, c’est-à-dire, selon le sens que Heidegger a donné à étrangeté, à ce que je nommerai pour simplifier son caractère dynamique et non statique. Il n’y a pas ici de référence explicite à la dualité des sexes, bien que le terme de Geschlecht puisse renvoyer indifféremment à l’espèce ou au sexe, et que l’on puisse certes penser au rapport du frère et de la sœur, si présent dans la poésie de Trakl, et à l’étrange ressemblance physique qui l’unissait à Grete ; le thème est bien plutôt celui du rapport de l’individu aux autres, à ceux dont se sépare justement l’étranger qui prend le large (auswandert), c’est-à-dire qui n’en reste pas à l’isolation statique dans une espèce fermée. C’est précisément parce qu’il vit l’individuation de manière dynamique que, tout en se séparant des autres, de ceux qui demeurent dans la guerre des espèces, il demeure attaché à eux par la vénération et l’amour. L’âme voyageuse de l’étranger devient ainsi « âme d’azur » (« blaue Seele »), une âme qui s’ouvre alors à l’unicité du sacré. Néanmoins, elle se sépare, elle prend congé de l’espèce en décomposition.
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